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— Oui, monsieur.

Chez le comte de l’Estang, la mémoire seule vivait. Le présent n’existait pas pour lui.

Son intelligence, brisée, accablée par tous les malheurs, par les coups nombreux, successifs, qui l’avaient frappée, s’était endormie ; de temps à autre une secousse la réveillait pour quelques heures.

Alors, elle redevenait forte, pénétrante, lucide comme autrefois.

L’homme du passé renaissait avec sa vigueur irrésistible et son indomptable énergie.

Ensuite, après ces violents efforts qui n’aboutissaient à presque rien, son œil redevenait terne et atone, sa tête se penchait de nouveau, il oubliait tout ce qu’il venait de dire, et il en revenait subitement aux anciens jours de la grande insurrection vendéenne.

Il fallait, à chacun de ces retours vers le passé, que ses hôtes ou ses enfants le suivissent pas à pas dans tous les méandres qu’il foulait d’un pied sûr.

Et ce n’était point tâche facile.

De tous ces épisodes poétiques, sanguinaires, le comte de l’Estang avait conservé une implacable sûreté de souvenir.

Pour le rappeler à la vie de tous les jours, pour lui rendre instantanément sa fiévreuse énergie, un nom seul suffisait.

Ce nom, qui avait le privilège de faire bondir le vieux lion vaincu, mais non dompté, ce nom était celui de l’ancien colonel républicain que les Vendéens avaient jadis surnommé le Boucher.

Que s’était-il passé entre ces deux hommes ?

À quel drame terrible le hasard les avait-il forcés de se mêler ?

Aucun de ses enfants ne le savait.

La comtesse de l’Estang ne répondait rien quand on la questionnait à ce sujet.

De ce silence, les enfants avaient conclu que leur mère et aïeule n’en savait pas plus qu’eux.

Ils cessèrent de la questionner.

Le comte lui-même, ce conteur infatigable, si abondant, si prolixe dans ses narrations des guerres de la Lande et du Bocage, n’avait jamais fait la moindre allusion à ses rapports avec cet homme.

Cependant il le haïssait… comme les Bretons de la vieille roche, ces hommes, extrêmes dans le bien comme dans le mal, savaient haïr ou aimer.

Vainement son fils, Martial Renaud, le comte de Warrens, que le vieux gentilhomme n’appelait jamais que Noël, sa petite-fille Edmée, qu’il idolâtrait à la folie, avaient essayé de surprendre le secret de son silence.

Il était resté impénétrable.

Entre le comte de l’Estang, qui ne daignait pas répondre aux timides interrogations faites par les siens d’une façon détournée, et la comtesse, qui n’avait pas l’air de comprendre les questions qu’on lui adressait, les curieux n’avaient que la ressource d’étouffer leur curiosité.

Parfois, quand on la poussait dans ses derniers retranchements, la mère disait à son fils :