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Le rez-de-chaussée n’en était loué qu’à des marchands infimes, végétant là tant bien que mal, à la grâce de Dieu,

Crémeries fantastiques ; débits de vins frelatés, fruiteries et épiceries du dernier ordre y étalaient des marchandises qui trouvaient des acheteurs quand même.

Au milieu de cette misère profonde et de ces boutiques borgnes, un seul établissement florissait, où, pour mieux dire, faisait fureur.

Il se trouvait placé vers le milieu de la rue d’Angoulême, à son point de rencontre formant angle droit avec la rue de Malte.

Voici comment cet établissement parvint à un tel degré de prospérité :

Par une belle matinée d’été, comme il s’en rencontre tant dans le Midi, un pauvre diable de Provençal des environs de Toulon, ayant éprouvé le besoin d’apprendre ce que c’est que le brouillard, la pluie et le spleen septentrional, s’était courageusement mis en route, piquant droit sur Paris, cette terre promise de tous les déshérités.

Notre Provençal avait une trentaine de francs au plus dans son gousset.

Son voyage dura six semaines.

Après bien des traverses, après de rudes épreuves, ses yeux, qui désespéraient de jamais parvenir à la contempler, aperçurent enfin la fumée des cheminées parisiennes noircissant l’horizon.

Six heures du soir sonnaient.

Notre Toulonnais poussa un cri de joie et d’espérance. Ses douleurs et ses fatiguent disparurent comme par enchantement. Il lui semblait que dans cette ville immense un avenir plein de millions lui tendait les bras. À son compte, il y avait place pour tout le monde au feu de la mère patrie ; surtout pour lui, qui se sentait si petit. Les Provençaux sont entêtés, c’est là leur moindre défaut ; de plus, l’ambition les talonne, une ambition âpre à la curée.

À ce point de vue, notre Toulonnais pouvait se dire doublement Provençal.

Quels furent ses débuts ? Comment parvint-il à se tirer de la position précaire, dans laquelle il se trouvait, à son arrivée dans la grande ville ?

C’est ce que nous ne rechercherons pas.

Personne ne le vit humble et modeste chrysalide. On ne le connut que superbe papillon.

Un beau jour, il loua une boutique au coin de la rue d’Angoulême et de la rue de Malte.

Sur l’enseigne jaune de cette boutique, les passants pouvaient lire en lettres d’un vert éclatant :


AU LAPIN COURAGEUX
DÉBIT DE VINS AU DÉTAIL
DE
FRANÇOIS TOURNESOL


Deux ans après, François Tournesol ajoutait une gargote à son détail de vins ; il donnait à manger aux ouvriers du quartier ainsi qu’aux acteurs les