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— Toujours, messieurs, répliqua le vicomte de l’Estang, toujours ! Quand vous courrez des risques pour les miens et pour moi, et que vous refuserez de m’admettre à vos côtés, ou tout au moins entre vous deux.

Le comte et le colonel se regardèrent.

Ces deux natures d’élite comprenaient si bien le désir qu’exprimait l’héritier du nom des Kérouartz, qu’ils furent sur le point de lui dire : — Suivez-nous !

Mais la vue des deux femmes, dont l’une filait et dont l’autre priait ; mais l’aspect de ce noble vieillard, représentant toute une race de preux, qui sommeillait tranquille grâce à leur appui, leur fermèrent la bouche.

Le comte de Warrens se raidit contre sa faiblesse et reprit :

— Maintenant, vicomte, il nous faut vous quitter, Martial et moi. Comment faire pour ne pas attirer l’attention de votre père ?

— En ce moment, il ne voit ni n’entend. Vous pourrez partir sans crainte, répondit le vicomte.

Mais il se trompait.

Le vieillard se leva, et d’une voix claire :

— Noël ! Martial ! appela-t-il.

— Nous voici, monseigneur ! s’écrièrent les deux frères en s’approchant de lui.

Le comte, qui les dominait de sa grande taille, étendit ses deux mains sur leurs têtes.

— Enfants, soyez bénis ! dit-il avec solennité.

Tous le contemplèrent avec étonnement.

— Allez où le devoir vous appelle, continua-t-il ; Dieu sera avec vous ! Soyez bénis ! le danger passera au-dessus de vous sans vous atteindre, sans vous courber, parce que vous marchez dans la voie du Seigneur. Allez ! allez ! allez !

Et le vieux gentilhomme, ces paroles prononcées, retomba sur le siège qu’il venait, par extraordinaire, de quitter, et se replongea dans l’état de somnolence ou d’extase qui lui était familier.

Peu après les deux frères, Noël et Martial, sortaient par la porte condamnée, et se retrouvaient dans la rue Roquépine.


XIII

AU LAPIN COURAGEUX !…

La rue d’Angoulême-du-Temple, ouverte en 1792 sur d’anciennes dépendances du Temple, reçut le nom du duc d’Angoulême, grand prieur de France. Elle commençait boulevard du Temple et finissait rue Folie-Méricourt.

En 1853 seulement, on la continua jusqu’à la rue Saint-Maur.

À l’époque où se passe notre action, cette rue, longue, étroite, sans air et sans soleil, avait un aspect de tristesse et de pauvreté indicibles.