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Le sieur Tournesol se trouvait dans son comptoir à l’arrivée des cinq débardeurs.

— Que faut-il servir à ces messieurs ? demanda-t-il en se penchant vers eux, de son air le plus achalandant.

— Trois bouteilles de vin blanc, une bouteille de kirch et du sucre dans un saladier, répondit le débardeur noir d’une voix de basse chantante.

Et cum spiritu tuo ! psalmodia sur le même ton un des faux-nez, qui était à coup sûr un excellent musicien.

— Amen ! chanta un second faux-nez.

Tout le monde se mit à rire.

Les débardeurs firent comme tout le monde.

Ils firent plus, même.

Ils applaudirent à tout rompre.

Les faux-nez, voyant qu’ils ne récoltaient que des applaudissements et pas la moindre querelle, en restèrent là.

Pendant que Tournesol s’empressait de servir ses nouveaux clients, le diablotin, qui dès les premières notes entonnées par le premier faux-nez avait sauté du parquet sur sa chaise, puis sur la table, le diablotin, disons-nous, se pencha à l’oreille du pierrot et lui murmura :

— Je connais cette musique.

— Moi aussi, répondit le pierrot en haussant les épaules.

— Non, vous ne comprenez pas, mon prince… c’est du chanteur que je parle et non de la chanson.

— Qui est-ce ?

— Vous avez causé ce matin…

— Moi ?

— Avec lui.

— Tu te trompes !

— Dans votre hôtel…

— Imbécile, te tairas-tu ?

— Garni… hôtel garni… ajouta vivement le diablotin, dont la langue marchait souvent plus vite que la pensée.

Le pierrot réfléchit un instant et s’écria :

— Ah ! j’y suis… c’est le Coquillard…

— Charbonneau ! lui-même ! Allons donc !

— Mais les autres ?

— Ah ! voilà ! fit le diablotin en clignant de l’œil… mais v’là que ça se corse ! J’y vas de mon attention !

Ils se mirent de nouveau à examiner les deux troupes rivales.

— Voilà ce que vous avez demandé, messieurs, disait le cabaretier aux débardeurs. Voulez-vous être servis dans un cabinet ? Il vous faudra attendre quelques minutes.

— Un cabinet ? Non, une table nous suffira, répondit le débardeur noir.

— Dame ! pour le moment, vous le voyez, il n’y en a guère. Si vous voulez…

— Attendre quelques minutes ? acheva le bleu qui n’avait pas encore ouvert la bouche. Connu, merci !