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— Je n’en ai pas eu besoin ; c’est moi qui en avais fait l’acquisition lors de votre dernière vente par autorité de justice.

— Vous ?

— Ma conduite, tous mes actes étaient écrits d’avance ; ils m’étaient dictés par une volonté suprême, par une volonté que je n’ai jamais discutée. Ne cherchez pas à la découvrir. Aujourd’hui vous apprendrez une partie de la vérité ; plus tard, vous saurez le reste. Maintenant, ajouta-t-il en ouvrant son portefeuille, dont il tira un papier plié en quatre, voici un contrat de rente, à votre nom, de six mille francs. Me Dubuisson, notre notaire, touchera vos revenus et vous les remettra tous les trimestres. Vous trouverez, dans le premier tiroir de votre commode, l’argent nécessaire à votre installation. J’ai arrêté, pour vous, une servante qui vous sera dévouée et fidèle. Je vous en réponds. Prenez ce papier, qui vous appartient, et parlons d’autre chose.

Il lui tendit le contrat de rente.

Lucile ne le prit pas.

— Vous refusez ?

— Je le dois.

— Pour quel motif ?

— Dispensez-moi de vous le donner.

— N’attendez pas de franchise de ma part, si vous gardez pour vous vos secrets et vos réflexions.

— Eh bien ! dit Lucile, mieux vaut vous obéir. Pour que la lumière se fasse, il ne faut pas qu’un seul coin reste sombre dans notre pensée. Ma jeunesse a été misérable, parce que je n’ai pas su parler à temps, ou plutôt parce que, timide et concentrée, je n’ai pas osé parler. J’ai marché dans des ténèbres épaisses, continuelles. À qui la faute, si j’ai tant fait de faux pas ? Le jour où j’ai voulu en sortir, il n’était plus temps. Je ne veux plus qu’à l’avenir il en soit ainsi. Je prétends voir clair dans ma vie.

— Qui vous en empêche ?

— Tout ; vos propositions, vos paroles, vos actes. Si j’accepte, je serai guidée comme un enfant vers un but que je ne comprends pas.

— Si vous refusez, c’est la misère, la mort peut-être, pour vous et votre fils !

— Oh ! je ne la crains pas, vous l’avez vu.

— Pour vous, soit, mais pour lui ?

— Qui sait si je ne grève pas son existence d’une reconnaissance trop lourde ? Vos bienfaits sont redoutables, monsieur.

— Lucile !

— Pardonnez-moi, si dans mes paroles il s’en glisse une blessante ! Mais, franchement, quel degré de confiance puis-je avoir ? Je ne vous connais, jusqu’à présent, que par le mal que vous m’avez fait…

— Et par le bien que j’essaye de vous faire.

— Il est vrai… Mais c’est précisément ce bien, cette sympathie, aussi inexplicables que votre haine et vos poursuites primitives, qui me paraissent à craindre. Il me semble que je vais entreprendre un voyage où se briseront