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mes forces et celles de mon enfant ; que je marche vers un abîme inconnu, mais inévitable, par un chemin tout parsemé de fleurs.

— Ainsi, vous ne voulez pas avoir confiance en moi ? fit l’inconnu avec douleur.

— Quelle confiance puisse avoir ?… Vous prétendez connaître mon passé ? reprit-elle après une courte réflexion.

— Je le connais.

— Si cela est, de quel droit vous êtes-vous acharné contre moi ? En vertu de quel mandat m’avez-vous poussée jusqu’aux portes entr’ouvertes du suicide ? Quel marché honteux, infâme, avez-vous à me proposer ?

— Pauvre nature humaine ! s’écria l’inconnu avec amertume. Ne jamais croire à une pensée désintéressée ! toujours supposer qu’une bonne action cache un crime ou une lâcheté ! Malheureuse femme ! vous ne voulez pas comprendre que l’intérêt que vous m’inspirez est réel. Mais je vous aime, comme j’aimerais ma fille ou ma sœur.

— Moi ?

— Mais, continua-t-il avec véhémence, je n’ai pas d’autre but que de vous faire retrouver les restes de ce bonheur qui s’est brisé dans vos mains innocentes, sous le souffle impur d’un misérable et d’un infâme !

— Même cela ! Il sait même cela ! se dit-elle. Mais cet homme, cet infâme, je l’ai à peine entrevu ; j’ignore jusqu’à son nom !

— Ce nom, je le connais, moi.

— Oh ! dites-le, dites-le ! et je croirai toutes vos paroles, et j’obéirai à chacun de vos ordres. Ce nom, c’est mon honneur retrouvé, c’est l’honneur de mon fils, c’est le droit de marcher la tête haute et de regarder en face toutes les femmes qui peuvent nommer le père de leur enfant. Oh ! une fois ce nom en mon pouvoir, il faudra bien que celui qui le porte répare tout le mal qu’il m’a fait ou qu’au moins il essaye de le réparer.

— Et s’il ne le veut pas ?

— S’il ne le veut pas ! Je ne quitterai pas le seuil de sa demeure, je le suivrai, je le poursuivrai partout, en tous lieux, à toute heure. À chaque femme qui passera fièrement au bras de son époux, à chaque mère qui conduira sa fille par la main, à tous venants, je crierai : « Vous voyez cet homme qui demeure dans cette maison-là, c’est un voleur de nuit, un assassin ; il a volé ma réputation d’honnête fille, il a assassiné le bonheur d’honnête femme que je pouvais avoir en ce monde ! »

— Calmez-vous ! fit l’inconnu, effrayé de son exaltation.

— Je crierai cela, et on me croira, parce que la vérité se fait toujours croire. Je crierai encore : Vous voyez cet homme : un jour j’étais chez moi, heureuse, par une journée d’été, dans une cabane de pêcheurs, au bord de la mer, à Roscoff, en Bretagne.

— C’est bien cela !

— Il entra pour se reposer, pour se garer des rayons d’un soleil brûlant. Il me demanda à boire. J’étais seule. Je me levai pour aller chercher ce qu’il avait demandé. Il me suivit. Le misérable m’avait vue, il m’avait trouvée