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La distinction de ses manières, le charme de sa conversation, son élégance de bon goût le mirent de plain-pied à la mode.

Presque sans s’en douter, à son corps défendant, il était devenu le lion de la saison.

Envié, mais admiré par les hommes, recherché et aimé par les femmes, il sut mériter l’envie et l’admiration des premiers ; il fit si bien qu’il se retira sain et sauf des jolies mains qui lui tendaient des chaînes de roses.

Mais les petites mains se refermèrent avec des gestes pleins de menace, et les envieux se promirent bien de saisir la première occasion pour renverser l’idole et l’écraser sous son piédestal.

Du reste, le luxe déployé par le comte était véritablement princier.

Ses chevaux de selle, tant arabes qu’anglais, défiaient les plus rapides ; ses chevaux de voiture et de trait, normands percherons ou mecklembourgeois, faisaient l’admiration de tous les connaisseurs. On citait ses écuries, qui, depuis les écuries de Chantilly, sous le premier Condé, pouvaient passer pour les plus belles qu’on eût jamais bâties en France.

Elles étaient au nombre de trois.

La première, en bois de chêne, éclairée par un plafond lumineux, éclairage rare à cette époque, contenait vingt boxes aux mangeoires de malachite.

Là se trouvaient les bêtes auxquelles le comte attachait le plus grand prix.

Au-dessus de chaque mangeoire, un cartel indiquait la race de l’animal et portait son nom.

Dans la seconde, infirmerie au petit pied, veillait un vétérinaire spécialement attaché aux écuries et à la vénerie. Là étaient soignées les bêtes malades ou fatiguées.

La troisième, éloignée des deux autres et dans laquelle on pénétrait par une petite allée de traverse, recevait les chevaux de nuit qui, de la sorte, respectaient le sommeil des chevaux de jour.

Nous ne parlerons que pour mémoire d’un réduit en bois d’amarante ne contenant que deux boxes, dans lesquels jour et nuit, bridés, sellés, prêts à partir pour une longue traite, se trouvaient à tour de rôle deux fines bêtes aux jarrets d’acier, aux flancs solides et au large poitrail.

Plusieurs fois déjà, ces chevaux de précaution, ainsi que les appelait l’intendant Karl Schinner, avaient servi soit à lui-même, soit au comte, et l’écume qui blanchissait leur frein, à l’heure du retour, témoignait que leur emploi n’était pas une sinécure.

Ses voitures, sortant des ateliers de Binder ou venant d’Angleterre, n’étaient ni voyantes ni surchargées d’armoiries.

À peine une couronne comtale, presque imperceptible, se détachant en relief jaune de son fond noir, affirmait-elle aux passants que le maître de ces luxueux et simples équipages n’était point un M. Martin ou un M. François quelconque.

Les remises et selleries, situées en face des écuries, auraient pu servir d’étude à un notaire très soigné ou à une petite maîtresse peu difficile et aimant l’odeur du cuir de Russie.