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Mon cher Éditeur,


Depuis le Diable boiteux jusqu’aux Mémoires du Diable, bien des romans ont paru octroyant à leurs héros le don d’ubiquité fantastique.

Tout en admirant l’ingéniosité gracieuse, l’invention spirituelle de Le Sage, l’immortel auteur de Gil Blas, le père et le premier de nos romanciers, tout en rendant ample justice à la vigueur fiévreuse, à l’imagination ardente et multiple de Frédéric Soulié, l’un de nos écrivains les plus regrettés, nous ne procéderons pas de la même façon qu’eux.

Autres temps, autres lecteurs, autres œuvres.

La tâche ardue que nous entreprenons étant une reproduction exacte de faits vrais, longs et nombreux anneaux d’une chaîne fatale, se rattachant les uns aux autres par la force des choses, nous ne ferons intervenir ni Satan, ni Astaroth dans notre entrée en matière.

Ces pauvres diables sont bien usés en l’an de grâce et de paix où nous vivons. La génération qui nous succède et nous chasse n’a plus en eux la foi naïve de notre enfance ; ils sont passés, ces jours de fête, où Méphistophélès s’en donnait à cœur joie sur les Faust petits et grands de la vieille Allemagne et de la jeune France.

Aujourd’hui, pour exister, il est obligé de faire constater son identité par huissier.

Certes, aujourd’hui, la plus timide, la mieux élevée de nos jeunes filles coryphée des mazurkas du grand monde, ou le plus idiot de nos aimables gandins, conducteur de cotillon ou marqueur de steeple-chase, rirait bien à votre nez et à votre barbe, si vous lui jouiez la fonte des balles du Freyschütz en le priant d’évoquer le Belzébuth de Weber ; oui il rirait bien et vous répondrait, la bouche en cœur et de sa plus douce voix : En chasse, en chasse, ma petite vieille, tu peux te fouiller ! c’est dans le nez que ça m’chatouille.

Cela, ou autres gentillesses à l’usage des salons du Vaudeville.

Si vous le voulez, nous nous y prendrons autrement, à la façon simple de ce bon Rétif de la Bretonne, l’auteur de tant de livres si bien lus et si bien oubliés, l’auteur, entres autres, du Spectateur nocturne, recueil de vérités ayant toutes l’apparence de mensonges.

Singulière existence que celle de ce laborieux romancier !

Amoureux de son intérieur, de son at home, il se vit obligé de toujours vivre par voies et par chemins ; nature morale et intelligente, il écrivit des centaines de volumes légers et frivoles, sacrifiant son goût ou plutôt ses goûts aux appétits grossiers d’un public déjà blasé, faute de force pour les lui imposer ! Sisyphe de lettres, qui ne parvint jamais à caler son rocher sur cette haute cime qu’on appelle le succès et qui donne gloire ou fortune.

Que nos lecteurs se rassurent toutefois : si nous prenons Rétif de la Bretonne pour modèle, ce ne sera que comme un modèle de vérité et de réalisme.

Les Invisibles de Paris étant un roman essentiellement actuel et parisien, malgré toute notre bonne volonté pour notre prédécesseur, il nous serait impossible de penser et de parler comme lui.

Nous ne reculons pas devant le récit le plus compliqué et le plus extraordinaire qu’on ait offert à la curiosité publique ; nous espérons que les curieux nous tiendront compte de nos recherches, de notre travail et de notre conscience.


Gustave Aimard — Henry Crisafulli.