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autres, armés de pics, creusèrent une fosse dans laquelle le défunt M. Piquoiseux fut proprement étendu tout de son long.

Une couche de cailloux la recouvrit.

Une couche de terre recouvrit la couche de cailloux.

Enfin, la digue fut détruite, et l’eau reprit tranquillement son cours, comme si de rien n’était.

L’aimable secrétaire de M. Jules était à jamais rayé des contrôles de la grande famille humaine, dont, rendons-lui cette justice, il n’avait précisément pas été le plus bel ornement.

Sic transit gloria mundi ! murmura Passe-Partout.

Ce fut toute son oraison funèbre.

Les Invisibles reprirent leur route et, guidés par leur chef, ils s’enfoncèrent alors dans les profondeurs du conduit souterrain, faisant lever sur leur passage des nuées de chauve-souris et fuir des myriades de rats gigantesques.

Il était une heure du matin.

Au-dessus de leurs têtes Paris-Carnaval dansait et chantait.


II

LE DUC MACÉ ET LE BARON KERNOCK

Il y a vingt ans aujourd’hui, c’est-à-dire en l’année mil huit cent quarante-sept, la rue qui forme la montée de Belleville se trouvait bordée, à droite et à gauche, de guinguettes et de cabarets, dont quelques-unes ou quelques-uns jouissaient, à tort ou à raison, d’une immense renommée aux yeux de la population sans souci, grouillante et batailleuse des faubourgs.

Les dimanches et les jours fériés, et Dieu sait comme il y en a dans l’almanach, chacun de ces établissements privilégiés, tels que le Grand-Vainqueur et l’Île-d’Amour, regorgeait de monde.

Les ouvriers, les grisettes, les étudiants, pour citer en premier lieu ce qu’il y avait d’honnête dans leur clientèle ; puis les forçats libérés en rupture de ban, les vagabonds, les chevaliers d’industrie de bas étage, et tous les membres déclassés des basses classes parisiennes, y formaient une société interlope bonne surtout à éviter.

C’était pendant le carnaval que tous ces éléments hétérogènes venaient se fondre, s’amalgamer à l’Île-d’Amour et au Grand-Vainqueur.

De là, le mercredi des Cendres, sur les cinq heures du matin, partait cette masse abrutie, effarée, défigurée par l’ivresse et l’orgie.

De là dégringolaient vers Paris, en hurlant des chansons obscènes, ces masques crasseux, déchirés, couverts de boue, de vin et de sang, dont la longue, hideuse et bruyante procession formait cette descente de la Courtille, si chère à nos pères, si regrettée de nos enfants.