Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/618

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Un bon feu brûlait dans l’âtre.

Une vieille femme, vêtue d’un costume de paysanne basse-bretonne, assise auprès d’une table, tricotait à la clarté d’une lampe à abat-jour, baissé de façon à concentrer toute son attention sur le bas qu’elle tenait dans ses mains tremblantes.

Elle tournait le dos à la porte.

L’inconnu fit si peu de bruit en entrant qu’il fut matériellement impossible à la vieille femme de l’entendre.

Mais si elle ne l’entendit pas, évidemment elle le devina.

Car un frisson subit agita tous ses membres, et, sans raison plausible apparente, elle se retourna vers lui comme si elle l’eût en réalité senti venir.

C’était une femme, de soixante à soixante-cinq ans environ, aux traits réguliers, que la douleur ou les remords peut-être faisaient paraître beaucoup plus âgée.

En apercevant l’inconnu, elle releva la tête et lui dit sèchement sans cesser son travail :

— C’est vous, enfin !

— C’est moi, dit l’autre.

— À cette heure ? murmura-t-elle.

— On vient quand on le peut, la mère, répondit-il, sans paraître faire attention à la mauvaise humeur de celle qui le recevait ainsi.

— Il est tard !

— Je le sais bien.

— On ne vous attendait plus.

— On avait tort, répliqua l’inconnu en se débarrassant de son large chapeau et de son manteau à l’espagnole.

— Vous aviez annoncé…

— Eh bien, quoi ? j’avais annoncé que je viendrais… je viens.

— À cette heure de nuit !

— Josué arrêta le soleil dans sa marche. Il ne nous a malheureusement pas laissé sa recette… sans cela, la mère…

— Bon ! grommela la vieille femme, qui continua son travail sans s’inquiéter davantage du nouveau venu.

Celui-ci, de son côté, roula un fauteuil devant la cheminée, s’étendit de son mieux, allongeant ses jambes devant le feu.

Le nouveau venu alors prit une attitude de propriétaire des lieux qu’il traitait avec tant de sans-gêne.

Et rien ne s’opposait à ce que cette attitude ne fût justifiée.

Cet homme, était une vieille connaissance de nos lecteurs, le baron de Kirschmark, ce galion allemand qu’ils ont déjà vu figurer au bal du comte de Warrens, dans le récit fait par Rosette la Pomme à M. Lenoir, son protecteur mystérieux, et aussi dans l’histoire de la jeune Thérèse.

Seulement, transformation complète.

Rien ne restait de l’orgueilleux et suffisant banquier.

Sa physionomie avait pris une expression de raillerie à froid, son accent tudesque, si ridicule, avait disparu.