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Ils ne regardaient jamais en face.

La franchise et la loyauté n’avaient certes jamais élu domicile sur ce visage, qui eût été superbe, sans cela.

Son costume, noir comme celui du baron, s’en distinguait par un détail, visible dès le moment qu’il jeta son manteau sur une chaise.

Une large ceinture de cuir verni, bouclée sur son gilet, soutenait un couteau de chasse à poignée bronzée et deux pistolets doubles.

Les deux hommes allèrent l’un vers l’autre.

Ils se serrèrent la main.

— Vous êtes exact, mon cher colonel, dit Kirschmark.

L’autre interrompit par un geste de mauvaise humeur.

— Pardon, reprit Kirschmark, la force de l’habitude ; j’oublie toujours que depuis longtemps vous êtes passé général.

— Depuis quelque vingt ans.

— Tant que cela… Voyez comme le temps passe ! Pardonnez-moi… Je n’ai employé cette qualification de colonel que pour vous rappeler notre intimité passée.

Le général se mordit les lèvres.

— Venons au fait, dit-il laconiquement.

— Nous y arriverons, soyez tranquille. Les chemins les plus longs sont souvent les plus directs. Posons bien nos situations respectives avant d’aller plus loin.

— Que de paroles !

— Elles sont nécessaires, mon cher duc… Ah ! vous le voyez, je n’oublie aucun de vos titres. Vous en avez à revendre aujourd’hui.

— Encore !

— Jadis vous n’en portiez qu’un seul.

— Jadis vous n’étiez pas baron non plus, riposta, brutalement le personnage auquel Kirschmark donnait du général et du duc.

— Juste comme de l’or,

— Voyons, faisons vite.

— Soit, parlez… et tout d’abord, laissez-moi vous complimenter, mon cher duc. Vous possédez des armes d’un grand prix. Voilà deux cukeinreiter à double gueule qui font merveille le long de votre ceinture. Allons-nous en guerre ce soir ?

— Vous êtes trop aimable de donner la moindre attention à ces détails, baron. N’avez-vous pas vous-même vos poches bien garnies ? répondit le dernier venu en indiquant les crosses apparentes des pistolets de Kirschmark.

Kirschmark n’eut pas l’air d’entendre la réponse, et dit vivement ;

— Au fait !

— Parlez.

— Non pas. J’écouterai, s’il vous plaît.

— Vous êtes plus grand orateur que moi, fit le général. À vous le dé.

— Mille grâces, mais j’attendrai.

— Quoi ?

— Que vous vouliez bien vous expliquer.