— Reprenez, mais reprenez vite ! Votre calme m’assassine.
— Là ! là ! mon ami, nous allons bien voir si votre fougue et votre ardeur extra-juvéniles nous tireront de l’impasse dans laquelle nous sommes.
— Je ferai mon possible, duc.
— J’y compte bien. Baron, vous souvient-il du bourg de Batz ?
— Hein ? s’écria son auditeur.
— Vous souvient-il de notre rencontre dans ce bourg ?
— Oui.
— Rencontre qui eut lieu…
— Le treize novembre mil huit cent un.
— Entre cinq et six heures.
— Du soir.
— Baron, c’est plaisir d’avoir affaire à vous. Vous possédez une mémoire d’ange.
— Allez, allez, duc.
— Vous étiez alors un jeune homme assez évaporé, mangeant son blé en herbe, comme Panurge, et faisant sauter les écus de son digne père, tabellion au bailliage de Dinan.
— Je sais cela.
— Moi aussi, et pourtant je tiens à nous remettre ce temps lointain sous les yeux.
— À votre aise, général.
— Merci. Nos deux familles habitaient porte à porte sur la place du marché, mais depuis quelques années nous nous étions perdus de vue.
— Les événements politiques, grommela Kirschmark.
— Oui… c’est cela… En somme, nous nous estimâmes, ce jour-là, fort heureux de nous rencontrer ainsi à l’improviste.
— À quoi bon fouiller ces cendres ? demanda-t-il avec un commencement d’irritation.
— Ne le devinez-vous pas un peu, baron ? riposta le général, ne pouvant dissimuler un sourire.
Le baron connaissait son monde.
Il ouvrit la bouche pour répondre, puis, haussant les épaules, il se croisa les bras et attendit.
L’autre continua :
— Donc, le hasard nous remit en présence. La reconnaissance fut touchante. Nous nous aimions à cette époque-là, bien que d’opinions différentes, vous royaliste et moi…
— Et vous républicain, ou royaliste aussi. On n’a jamais pu savoir…
— Baron !
— Duc, sous tous ces détours, sous ces tergiversations, j’entrevois une demande déjà cent fois faite.
— Et cent fois repoussée.
— À deux cents nous ferons une croix.
— Ainsi, ces papiers, ces parchemins, gronda sourdement le général, vous les garderez toute votre vie ?