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C’est une joie pour moi de lui prouver une bonne fois de plus son impuissance et son ineptie.

« Veuillez agréer, Monsieur le Comte, l’assurance du complet dévouement de votre très humble et très respectueux serviteur.

« Pierre Durand.
« Sirinagor (Lahore), 7 juillet 1846. »


La lettre, recachetée avec soin et de façon à ce qu’on ne s’aperçût pas qu’elle avait été ouverte, fut expédiée à l’hôtel de Warrens.

Mais, naturellement, la police était plus furieuse que jamais.

Le comte semblait ne pas se douter de ses colères et de ses fureurs ; il feignit d’ignorer la surveillance occulte dont il était l’objet.

Dès son arrivée, il avait pris deux jours par semaine, le mardi et le samedi.

Le mardi, il ne recevait que ses intimes.

Le samedi, ses salons s’ouvraient à tout ce que Paris renfermait de sommités et d’illustrations dans la diplomatie, dans les lettres, dans les arts, dans l’armée.

Nous avons déjà constaté que la noblesse et la finance avaient ouvert leurs portes ; aussi ne se faisaient-elles pas faute de venir se coudoyer et se regarder du haut de leurs quartiers ou de leurs sacs d’écus.

Sur ce terrain neutre se rencontraient les opinions les plus opposées.

Comme tout en se trouvant dans la meilleure partie du meilleur monde parisien, on jouissait de la plus grande liberté chez M. de Warrens, on l’accablait de demandes d’invitations. Il ne répondait qu’à bon escient.

Les honneurs de l’hôtel de Warrens étaient faits par Mme la duchesse de Vérone, veuve de l’un des plus célèbres généraux de l’ère impériale, le général Dubreuil, duc de Vérone.

Les liens éloignés de famille qui unissaient le comte de Warrens à la duchesse de Vérone lui avaient fait accepter une tâche qu’elle remplissait avec autant de distinction que de charme.

Sa présence autorisait les femmes, mariées ou veuves, et les jeunes filles à assister à ces soirées et à ces bals.

Le samedi gras était donc jour de bal à l’hôtel de Warrens.

Le programme, rédigé de façon à exciter vivement la curiosité, annonçait un concert, un bal paré et masqué, le tout se terminant par un souper devant durer deux heures, de cinq heures à sept heures du matin.

On était libre de ne pas se masquer, de ne pas se costumer ; — seulement tout invité ou toute invitée en costume de bal ordinaire ne pouvait pénétrer dans les salons réservés aux masques, aux costumes et aux dominos.

De la sorte, les mères timorées n’avaient rien à craindre pour les oreilles de leurs filles, et les veuves inconsolables ou les femmes trop mariées étaient sûres de trouver un refuge, un coin du monde où elles se verraient libres d’oublier les unes leurs maris morts, les autres leurs époux vivants.