Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/64

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— Je vous l’affirme : Croyez-moi : brûlez-la et qu’il n’en soit plus question.

— Pas avant de savoir ce qu’elle contient.

— Vous y tenez ?

— Certes, répliqua l’agent, il y va de ma place.

— Vous insistez, je n’ai plus qu’à vous obéir. Voulez-vous une traduction écrite ?

— Oui.

Xhardez s’approcha d’un bahut en bois noir veiné d’ivoire blanc, qui ressemblait, à s’y méprendre, à un meuble vénitien du xvie siècle, et le prenant pour pupitre, il y écrivit la traduction demandée.

Au bout de quelques minutes, il la tendit à l’agent.

— Tenez.

Celui-ci s’en empara d’un geste convulsif, la dévora littéralement des yeux ; puis, froissant le papier avec rage entre ses doigts crispés, il poussa un soupir de désappointement.

— Je vous avais averti, murmura tranquillement Élie Xhardez. C’est quinze francs soixante-quinze centimes de plus pour le papier et pour la traduction manuscrite.

Tout à coup, l’agent de police, qui paya, se mit à rire.

— Toute réflexion faite, cela apprendra au chef de la police de Sûreté à se mêler de ce qui ne le regarde pas, pensa-t-il.

Et il sortit.

Le lendemain matin, dès son arrivée, le chef trouva sur son bureau la lettre avec la traduction sous la même enveloppe ministérielle.

Voici ce que contenait cette étrange missive :


« Monsieur le Comte,

(La lettre était pour le comte de Warrens et non pour son intendant, dont le nom n’était même pas prononcé.)

« Les laines se tiennent. Le marché est bon. La vallée de Kachmir est en progrès. Vous recevrez sous peu les châles que vous avez commandés ; on les a expressément tissés pour vous, selon vos ordres. Tous vos troupeaux, sont en état. Les fabriques marchent au mieux. »


Jusque-là, il n’y avait rien à dire. C’était une lettre d’affaires, en tout semblable à celles qui s’expédient journellement dans les cinq parties du monde.

Malheureusement le style du dernier paragraphe venait tout gâter.

Voici ce qu’il y avait dans ce paragraphe qui fit monter le rouge de la colère et de l’indignation au visage du chef de la Sûreté :


« Ne vous étonnez pas, Monsieur le Comte, je vous prie, de ce que je vous écris en patois indoustani. À tort ou à raison, je pense que le cabinet noir n’est pas mort. Je ne suis pas fâché de faire un peu travailler la police française, qui, sans doute, cherchera à lire cette lettre avant vous, sans y parvenir.