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faire pâlir ou rougir son charmant visage, un jeune homme se tenait immobile et veillant sur elle.

À peine de temps à autre se baissait-il jusqu’à son oreille et prononçait-il quelques paroles qui lui faisaient secouer silencieusement la tête.

Évidemment, au milieu du brouhaha, des allées et venues, des présentations nombreuses se succédant les unes aux autres, il y avait une pensée vivant dans ces trois personnes, une pensée unique qui les réunissait toutes trois : la duchesse, le jeune homme et la jeune fille, dans la même attente.

Tout à coup la générale Dubreuil, qui venait de prendre la main de la jeune fille dans la sienne, la sentit frissonner.

Elle se tourna de son côté.

Elle la vit tremblante, les yeux pleins d’horreur, blanche comme un marbre de Carrare.

Se plaçant, sans en avoir l’air, de façon à masquer cette émotion subite, la vieille dame jeta les yeux autour d’elle et aperçut la cause de cette émotion.

— Courage ! dit-elle vite et bas.

— Courage ! répéta le jeune homme sur le même ton.

M. de Warrens venait vers la duchesse, accompagné d’un homme de quarante-cinq à cinquante ans, gros et court, aux épaules larges, à l’encolure commune, aux traits rapaces, éclairés par deux petits yeux gris pétillants d’astuce ; une brochette de croix nombreuses s’étalait sur son habit.

La face, la poitrine, le ventre, les jambes de ce nouveau venu, respiraient la suffisance du parvenu, la confiance vaniteuse du financier qui met ses caves pleines d’or au-dessus de tout.

La face était couperosée, la poitrine et le ventre assez proéminents pour ne faire plus qu’un, les jambes réunies figuraient le parfait entourage d’une douve mal taillée.

Et malgré cela, le propriétaire de cet ensemble disgracieux et déplaisant saluait les femmes d’un air conquérant, les hommes d’un air protecteur, pensant à part lui que, pour peu qu’il lui plût, le lendemain matin, il aurait tous ces hommes et toutes ces femmes dans les caves de son hôtel, à genoux devant ses tonnes d’or, à plat ventre devant ses liasses d’actions, d’obligations ou de billets de banque.

Car c’était le plus riche banquier de Paris, de la France, de l’Europe, ce vilain monsieur-là ! Le plus riche, entendez-vous bien !

— Madame la duchesse, dit le comte de Warrens, permettez-moi de vous présenter M. le baron de Kirschmark.

Et il s’effaça devant le banquier, qui s’avançait avec la lourdeur et l’aplomb d’un galion ambulant.

— Je suis heureuse de vous recevoir, monsieur le baron, fit la duchesse en inclinant légèrement la tête.

— C’est moi, madame la duchesse, qui suis ravi, enchanté de me trouver ici. Je n’ai jamais vu fête plus belle, ni plus riche ordonnance… répliqua le baron de Kirschmark avec des penchements de cou et des clignements d’yeux voulant dire : Je suis bon prince, hein !

— Plus riche ? remit le comte en souriant, vous vous oubliez.