Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/719

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Elle se disait que, tout en reconnaissant son courage et son énergie au-dessus du sexe auquel elle appartenait, le colonel reculerait devant la suite de fatigues à lui laisser subir, devant les nombreux dangers qu’elle pouvait avoir à courir.

Le fait accompli avait une puissance aussi grande pour elle que pour certains grands politiques.

Elle hésitait.

Martial Renaud, que cette lutte intime intéressait, l’aurait bien forcée, la pauvre enfant, à sortir de son silence, qu’elle croyait prudent, mais le temps lui manquait.

Il avait d’autres affaires à terminer.

Il se leva, et, prenant une enveloppe cachetée, il la remit à la jeune fille :

— Chère Edmée, voici une commission de Noël que je vous prie de vouloir bien remplir auprès de M. le duc de Dinan.

— Qu’est-ce que cela ? fit-elle.

— Le montant des fermages du dernier semestre…, répondit-il en souriant.

— Vous remercier est inutile, n’est-ce pas, Martial ?

— Oh ! nous tenons compte de nos avances, mon frère et moi, répondit le colonel, et quand vous serez rentrés dans les biens de votre famille…

— Noël demandera des comptes rigoureux à sa femme…

— Chère enfant ! nous sommes bien heureux, Noël et moi, de continuer la tâche commencée par nos pères. Prenez. Mon absence peut se prolonger plus que je ne le voudrais. Il ne faut pas que par un vain scrupule d’amour-propre Mlle de l’Estang mette toute sa famille dans la gêne.

— Mais, ajouta-t-elle avant de se décider à prendre l’argent que lui tendait le colonel, nous sommes en possession des titres de notre maison. Qu’avons-nous besoin d’attendre ? Pourquoi tant de ménagements pour un vil scélérat, un bandit, un faussaire ?

— Parce que l’heure de ce vil scélérat n’est pas encore venue, parce que ce faussaire a déjà gagné un procès contre le chef de la famille de l’Estang, parce qu’il est riche, puissant, et que contre la richesse et la puissance le droit ne suffit pas toujours.

— Je ferai ce que vous voulez, Martial, dit-elle à voix basse.

Elle prit l’enveloppe, contenant plusieurs liasses de billets de banque, et se dirigea vers la porte secrète.

La porte fut ouverte.

Là, un scrupule, un remords la saisit.

— Pardonnez-moi, Martial ; j’ai eu tort de manquer de franchise avec vous.

— Non, Edmée.

— Je vais tout vous dire.

— Gardez-vous-en bien… J’ai pu deviner, je ne dois pas savoir. Mon devoir serait peut-être de manquer à mon serment.

— Oh ! je vous connais ; vous ne feriez pas cela.

— Je vous le répète, tout bien considéré, vous avez sagement agi. Mon affection pour vous, mon dévouement à votre famille exigent une ignorance absolue de ma part.