Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/722

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— Vous le voyez, monsieur, je vous attendais, dit-elle à M. Lenoir en le priant de s’asseoir.

Le commis-voyageur obéit.

— Vous à ma droite, d’un côté, mon enfant, de l’autre, je suis tranquille. Je me sens presque heureuse ! et pourtant, hélas ! Dieu seul sait si le bonheur est encore fait pour moi.

— Vous ne m’en voulez donc pas trop de vous faire veiller si tard ?

— Vous en vouloir, moi qui vous dois tant !

— Ne parlons pas de cela.

— J’ai supposé que d’importantes affaires vous retenaient.

— C’était vrai.

— D’ailleurs, je dors peu. Vous le savez, monsieur, mon seul plaisir, ma seule joie, est de veiller sur le sommeil de mon fils, le seul bien qui me reste au monde.

M. Lenoir la regardait avec un certain attendrissement.

— Vous êtes ingrate pour vos amis, Lucile ! lui dit-il, vous les oubliez, mais ils ne vous oublient pas, eux.

— Mes amis ! en ai-je ?

— Que suis-je donc ?

— Vous, monsieur !… C’est vrai, je suis ingrate…, mais vous vous intéressez à moi depuis si peu de temps, cher monsieur Lenoir, que je n’ai pas encore pris l’habitude de votre sympathie.

— Ma visite de cette nuit n’en est-elle pas une preuve irrécusable ?

— Il faut me pardonner, monsieur…, malgré les bienfaits dont vous m’accablez, sans que je devine la raison de votre bienfaisance, je souffre beaucoup.

— Vous manque-t-il quelque chose ?

— Rien.

— Est-ce le moral ou le physique qu’il faut soigner en vous ?

— Ah ! cher monsieur…, ce portrait ! ce portrait ! pourquoi s’est-il rencontré sous mes yeux ! murmura-t-elle d’une voix étouffée.

— Hasard ! pur effet du hasard !

— Non pas !

— Du reste, que vous ayez ou que vous n’ayez pas rencontré ce portrait qui vous a bouleversée, en quoi votre position, que vous acceptiez chrétiennement hier, est-elle changée aujourd’hui ? Voyons, mon enfant, soyez raisonnable.

Lucile s’essuya les yeux sans répondre.

M. Lenoir rompit les chiens.

— Voyons, ma chère enfant, continua-t-il, écoutez-moi.

— Dites, monsieur.

— Je suis envoyé près de vous par votre ami le plus cher…

— Par qui ?

— L’homme qui vous a sauvée.

— Pourquoi ne vient-il pas lui-même ?

— Vous le saurez plus tard.