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Ils achevaient de faire disparaître les victuailles qui garnissaient ces mêmes tables.

D’énormes tranches de bœuf, des gigots, des jambons, n’offraient plus que le spectacle attristant de leurs squelettes déchiquetés ; les pichets de cidre circulaient à la ronde avec un entrain témoignant de la soif inextinguible des convives.

Seulement, les conversations se tenaient à mi-voix.

Jamais un mot plus haut que l’autre.

Aucun de ces individus, marin ou non, n’était ivre.

C’était l’ordre dans le désordre.

Ce repas pantagruélique, mal éclairé par quelques chandelles fumeuses, était présidé par un homme tout jeune encore.

Cet homme, aux manières distinguées, contrastant avec les grossières habitudes de ses compagnons, avait le visage d’une pâleur cadavérique.

Au dehors, les ténèbres les plus épaisses.

Les volets du cabaret, hermétiquement fermés, ne laissaient filtrer aucune ligne lumineuse.

Le vent soufflait en foudre.

Dans l’espace, les nuages couraient avec la rapidité que pourraient avoir des escadrons débandés, dans la déroute d’une armée prise de panique.

Par intervalles, de larges gouttes de pluie tombaient en claquant sur la terre gelée.

Une tempête se préparait.

Çà et là apparaissaient des masses noirâtres, serrées contre les arbres, ou blotties dans les fossés du chemin.

Ces masses noires étaient des sentinelles, veillant au salut des hôtes de l’aubergiste.

Les hommes réunis dans la salle commune de la Limace faisaient partie de l’association des Invisibles.

Le personnage placé au haut bout de la table, le jeune homme aux traits nobles et pâles, était le vicomte René de Luz.

Le vicomte souffrait encore de ses blessures, quoiqu’il eût soutenu le contraire au colonel Martial Renaud.

Mais la conscience du devoir sacré qu’il allait remplir lui rendait ses forces.

Aucun de ses compagnons ne mettait en doute qu’il lui fût possible de mener son entreprise à bonne fin, tant il rayonnait d’éclairs dans ses regards, tant il y avait la marque d’une indomptable volonté sur ses traits pâles et amaigris.

La demie après neuf heures sonna au coucou placé dans un angle de la salle.

René de Luz sortit de sa rêverie.

Il frappa un coup sur la table avec le couteau qu’il tenait à la main.

Le silence le plus absolu se fit immédiatement.

Sur un signe du vicomte, le cabaretier ouvrit la porte.

Mouchette entra.