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En le mettant en contact avec ces hommes voués au bien, le hasard avait fait vibrer dans le cœur du gamin ces cordes généreuses dont il ne soupçonnait pas l’existence.

Son horizon s’était agrandi tout à coup.

L’enfant avait vu dérouler subitement, devant ses yeux éblouis, comme dans un magique kaléidoscope, ces grandes théories du devoir, de l’abnégation et du dévouement.

Théories humanitaires, rêves sociaux qui, à une heure donnée, font du pâle voyou parisien, tant décrié, de cet être multiple, hâve, cynique, produit autochtone de la plus grande capitale européenne, le héros échevelé, insouciant, convaincu et barricadeur de nos révolutions.

Aujourd’hui Mouchette se sentait vivre.

Il venait d’être piqué par l’aiguillon du dévouement.

La tête haute, le nez au vent, il commençait fièrement cette terrible bataille de la vie, lutte implacable où la créature est toujours vaincue par le créateur, représenté par la mort, mais où l’on suit fatalement deux guidons, celui de la gloire ou celui de l’infamie.

Mouchette, autant que possible, s’était promis de ne jamais démériter dans la personne qu’il prisait le plus au monde.

Et cette personne, c’était celle de Mouchette lui-même.

Il aimait sa mère adoptive, la Pacline, mais il s’estimait plus qu’elle.

Le gamin s’approcha du vicomte, le salua aussi convenablement qu’il le put, puis se tint immobile, attendant qu’on l’interrogeât.

— Tu viens tard, lui dit le chef des Invisibles réunis dans le cabaret d’Anthime Guichard.

— On vient quand on peut, pas quand on veut. Je suis en retard, c’est vrai.

— Je te connais. Tu ne nous as pas fait attendre sans raison.

— C’est encore vrai.

— Qu’y a-t-il ?

— Les paroissiens d’à côté sont muets comme des poissons et immobiles comme des souches. Rien ne bruit, rien ne bouge.

— Alors, pourquoi ce retard ?

— Ah ! voilà ! répliqua le gamin, tournant et retournant sa casquette entre ses doigts.

— Explique-toi.

Mouchette jeta autour de lui un regard qui signifiait : Vous voulez que je m’explique devant tout ce monde-là ?

Le vicomte le comprit et lui réitéra l’ordre de parler.

L’enfant s’inclina en signe d’obéissance.

— Vous m’aviez envoyé en reconnaissance, n’est-ce pas, maître ?

— Oui.

— Eh bien ! en route, je me suis dit comme ça : pour reconnaître une chose, avant tout, il faut la connaître.

— Après ?

— Pour la connaître, il faut la voir.