Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/8

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et de passions, plus de rires et de sanglota, plus de grincements de dents et d’espérances menteuses, que ne pourra jamais en inventer l’imagination du romancier le plus fécond !

Depuis près de vingt minutes déjà, notre promeneur allait d’un arbre à l’autre, sans dépasser la limite qu’il devait s’être tracée mentalement.

Il ne témoignait aucune impatience de sa solitude et de sa longue attente.

D’une taille au-dessus de la moyenne, la souplesse, l’assurance et l’harmonie de ses mouvements disaient assez que l’homme à la blouse bleue n’avait à redouter aucune attaque brutale. À coup sûr c’était un rude compagnon.

Néanmoins, quoique par son costume, par sa coiffure et par ses allures un peu plébéiennes, il cherchât à se faire prendre pour un homme du peuple, la blancheur de ses mains, la délicatesse de ses traits énergiques, éclairés par deux yeux bruns pleins d’éclairs, et surtout une habitude du commandement qui se lisait dans chacune de ses distractions, démentaient son déguisement moral et physique.

Était-ce par insouciance ou de parti pris qu’il négligeait de répondre aux regards soupçonneux que lui lançaient les charretiers se dirigeant sur Paris ?

Si ses yeux surveillaient la route et les voyageurs, sa pensée était loin de lui.

Cependant la route de Villejuif ne jouissait pas alors d’une très bonne réputation. On parlait d’attaques à main armée, d’un colporteur assassiné et jeté dans une des carrières qui abondent en cet endroit.

Assurément, la promenade régulière de notre individu, ses airs d’insouciance et de quiétude profonde ne devaient être rien moins que rassurants pour les gens qui le croisaient.

Depuis quelques instants aucune charrette ne passait. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, la route se montrait complètement déserte, lorsque soudain l’homme à la blouse bleue écouta attentivement et fit un geste de satisfaction.

— Le voici ! murmura-t-il.

Le son d’une trompe lointaine se fit entendre, et plus près de lui le hululement d’un oiseau de nuit.

À son tour, il porta deux doigts à sa bouche et fit retentir ce cri sourd et clair que les chouans employaient lors de la guerre de la Vendée pour se garder et se reconnaître les uns les autres.

Puis, s’arrêtant subitement pour jeter autour de lui un regard investigateur, il secoua la cendre de son cigare, en aspira précipitamment quatre ou cinq bouffées, afin d’en rendre le feu plus visible, et cela fait, il traversa la chaussée presque en courant.

Se placer juste au milieu de la route, au point le plus culminant, de façon à être aperçu de loin, lancer le cigare en l’air et lui faire décrire une parabole brillante de clarté et d’étincelles, fut pour lui l’affaire d’un moment.

Presque aussitôt, en réponse à son signal, le cri du hibou se fit entendre de nouveau, suivi du son de la trompe, qui parvint aux oreilles de l’inconnu plus fort et plus rapproché. Alors le singulier promeneur, se rejetant en arrière et s’abritant derrière le tronc d’un orme monstrueux, sortit un