Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/835

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— La baie contenait plus de deux cents navires de toutes formes et de toutes tailles portant tous les pavillons connus.

— Et la population ?

Elle monte aujourd’hui à plus de vingt mille âmes, sans compter que tous les jours il arrive de tout le littoral américain de nouveaux émigrants qui, à peine débarqués, sans jeter un regard en arrière, prennent, sans s’arrêter un seul instant au port, leur course vers les mines. La fièvre jaune de l’or, ce monstre insatiable, s’est emparée de tout le monde, a détraqué, tourné toutes les têtes ; enfin, mon ami, c’est au point que des équipages entiers, capitaine en tête, désertent les navires, les abandonnent à la grâce de Dieu et de la tempête pour courir à la curée.

— Bon ! je m’explique alors le passage de tous ces nouveaux venus.

— Vous les avez rencontrés ?

— Je ne fais que cela depuis quelques jours. Dieu me pardonne ! Ils ont l’air de fous furieux se promenant en bande.

— Vous en verrez bien d’autres, mon cher Martial. Ce n’est rien encore, cela. Laissez prendre feu à la traînée de poudre, et vous verrez alors, et cela avant peu de temps, croyez-le bien, débarquer ici des aventuriers de tous les coins du monde. Dans quelques mois, j’en suis convaincu, la ville de San-Francisco aura une population de cent mille âmes au moins.

— Mais comment cette cité a-t-elle été bâtie si vite ?

— Bien facilement, cher ami, de la façon la plus simple et la plus primitive du monde, avec de vieilles carcasses de navires, des troncs d’arbres, des tentes… que sais-je, moi ? Toutes ces masures, tous ces comptoirs se sont alignés tant bien que mal. Il y a, je vous le répète, des boutiques de toute sorte, des cabarets, des maisons de jeu. L’hôtel de ville s’est installé sous une tente, et pour que rien ne manque on a même fondé un journal.

— Lequel ?

— Le Californian, naturellement, qui, sur ma foi, cher ami, n’est pas plus mal rédigé qu’un autre mal rédigé de notre vieille Europe…, ajouta-t-il en souriant. Eh ! mon Dieu, oui, il faut en prendre notre parti, la civilisation se déplace, l’or gouverne. Nous assistons à la naissance d’une grande ville, et qui sait, peut-être à celle d’un grand peuple, mon bon, bien qu’il commence par de fiers gredins, mais il en eut toujours été ainsi, les fondateurs de Rome furent des bandits.

— Tout cela est prodigieux, mon cher San-Lucar.

— Malheureusement, mon ami, toute médaille a son revers.

— Pourquoi chaque revers n’a-t-il passa médaille ? fit sentencieusement le colonel Martial Renaud en hochant la tête avec une ironie mélancolique.

— Eh bien ! mais je viens de vous le dire, il me semble, reprit San Lucar, l’influence extraordinaire des étrangers de toutes sortes qui pullulent dans ce pays y a jeté les déshérités des cinq parties du monde.

— Cela devait être.

— On croirait, sur ma parole, que les plus dangereux malfaiteurs se sont tacitement entendus pour se donner rendez-vous céans. Le nombre de ces brigands est même déjà si considérable qu’on leur a donné un nom significatif.