Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/842

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vous le savez ; d’ailleurs il a depuis longtemps l’habitude du désert et sait les ruses qu’il convient d’y employer. Il s’effaça vivement derrière le rocher qui fait l’angle de la sente. Tout à coup, les chevaux s’arrêtèrent et la conversation des inconnus cessa. Notre ami supposa tout naturellement qu’il avait été aperçu et que ces deux hommes avaient de mauvaises intentions ; il arma aussitôt son fusil, puis, cette précaution prise, il allongea la tête avec précaution, et regarda. Soudain, il tressaillit et, par un mouvement instinctif, quittant son abri, s’élança en avant. Les deux chevaux étaient arrêtés au milieu de la sente. Les voyageurs avaient mis pied à terre. L’un d’eux, agenouillé sur le bord de l’étang, buvait à longues gorgées. Le second, debout encore, se préparait cependant à suivre son exemple.

— Les malheureux !… s’écria le colonel Renaud, ils ignoraient donc…

— Oui.

— Mais ils étaient perdus !

— Ce fut en effet la pensée de René, continua le vicomte de Rioban, aussi cria-t-il de toutes ses forces :

« — Arrêtez ! au nom du ciel ! ne buvez pas, ou vous êtes morts !

« L’homme qui buvait ne l’entendit pas et continua. Mais, aux paroles prononcées par notre ami, celui qui se baissait et allait boire se retourna vivement. Soudain deux cris, l’un de fureur, l’autre d’étonnement, sortirent impétueusement de leur poitrine :

« — René de Luz !

« — Le comte de Mauclerc !

— Mauclerc ! firent en même temps Martial Renaud et San-Lucar.

— C’était lui, oui, messieurs, reprit le vicomte de Rioban.

— Ah ! ah ! dit le colonel Martial Renaud en jetant un regard d’intelligence à San-Lucar, je commence à croire que vous ne vous trompiez pas dans vos soupçons de tout à l’heure, cher ami. Continuez, de Rioban.

Rioban ajouta :

— Mauclerc, presque agenouillé déjà, se releva vivement. Au cri poussé par lui, l’autre homme, le buveur, s’était redressé. Vous connaissez Mauclerc messieurs, fit le vicomte ; vous savez quelle puissance cet homme de fer possède sur lui-même. Le premier moment d’émotion passé, il retrouva vite son sang-froid, bien qu’il comprît, que pris ainsi à l’improviste, toute lutte était impossible. D’ailleurs il était sans autres armes que son sabre ; ses pistolets étaient demeurés dans les fontes, et sa carabine au pommeau de sa selle, tandis que René de Luz, lui, tenait à la main son rifle armé et prêt à faire feu.

« — Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda Mauclerc avec, hauteur ; pourquoi m’empêchez-vous de boire cette eau ?

« René lui répondit froidement en lui désignant d’un geste son compagnon :

« — Regardez, monsieur, et vous ne m’interrogerez plus.

« Le compagnon de voyage de Mauclerc était inconnu à René. Cet homme, sans doute fatigué d’une longue route faite à cheval sous un soleil de feu, le front ruisselant de sueur, s’était, en apercevant l’eau claire et limpide de l’étang, senti pris d’une telle soif que, sans même songer à remplir son chi-