Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/844

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— Un chien enragé, ajouta San-Lucar. Achevez, Rioban.

— Au premier mot du comte de Mauclerc, continua Rioban, René avait désarmé son fusil et l’avait rejeté en bandoulière. Les deux hommes se saluèrent alors silencieusement. Le comte de Mauclerc, sans rien ajouter, rendit la main et, après un léger signe de tête, il partit au galop, conduisant le second cheval en bride. Notre ami, toujours immobile à la même place, le suivit des yeux, jusqu’à l’angle de la sente. Quand il l’eut perdu de vue, il reprit tout pensif le chemin du rancho. J’étais là, par hasard, à son arrivée. Je le vis inquiet, je l’interrogeai. Il n’avait aucun motif pour se taire ; il me raconta tout. Voilà, messieurs, ce qui s’est passé au rancho aujourd’hui, il y a quatre heures à peine, et ce dont je désirais vous donner avis avant d’y retourner… Que pensez-vous de la rencontre ?

— Elle coïncide, dit Martial Renaud, avec une autre à peu près semblable que San-Lucar a faite à San-Francisco.

On raconta alors à Rioban ce qui concernait Marcos Praya.

Lorsque tout fut terminé :

— Nos ennemis se donnent la main, leur cercle se rétrécit autour de nous, dit le vicomte en réfléchissant.

— Bah ! laissez-les se rapprocher, nous aurons moins de chemin à faire pour les atteindre. Tant mieux, s’ils se décident enfin à venir à notre rencontre ! ajouta le colonel.

— C’est l’heure de la dernière lutte ! reprit San-Lucar.

— Oui, de la dernière, reprit le colonel avec un accent étrange.

— Et la comtesse de Casa-Real ? Quelles nouvelles en avez-vous, cher ami ? Si son âme damnée, le Marcos Praya, est ici, elle ne doit pas être bien loin, elle, il me semble.

— C’est la seule chose qui m’inquiète en ce moment, s’écria le colonel Martial Renaud ; je donnerais beaucoup pour savoir où elle se cache… Je parierais ma main droite que c’est elle qui dirige tous ces misérables contre nous, et surtout contre mon frère. Ah ! par l’enfer ! si jamais…

La voix de Mouchette, qui se fit tout à coup entendre dans les halliers, vint couper net cette menace par la moitié.

Mouchette revenait vers les Compagnons de la Lune en chantonnant le refrain d’une chanson de barrière :

Nous étions quat’z'ouvriers
Qui voulions nous amuser,
J’allions à la Courtille !
Ousque l’ vin blanc pétille !
Nous faut du vin !
Nous faut du vin !
Du vin nous faut !
Ohé !

Il chantait, le brave et insouciant gamin de Paris, avec autant de tranquillité narquoise que s’il se fût trouvé sur l’asphalte de son cher boulevard du Temple, au lieu d’aller et de venir à l’aveuglette à six mille lieues de la