Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/866

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impossible, reprit-il avec un rire amer, là devant ce couvent je me brisai contre un obstacle brutal, ridicule, une grille enfin, que ni prières, ni menaces, — car j’allai jusqu’à menacer, j’étais fou ! — ne purent me faire ouvrir.

« Alors, le cœur à jamais brisé, le désespoir dans l’âme, je me souvins de la mission dont on m’avait chargé et je revins tristement au Havre. Voilà tout ; mais je porte la mort dans mon sein, je le sais, et le devoir terrible que l’on m’a imposé accompli, j’espère que la terre américaine ne me refusera pas un tombeau.

— Frère, prends garde ! répondit le colonel d’une voix austère, tu doutes de la toute-puissante bonté de Dieu, tu blasphèmes, c’est mal et indigne d’un homme tel que toi !

— Moi ! détrompe-toi, frère, ce qui me tue, le sais-tu ? Ce n’est pas, ainsi que tu le supposes sans doute, la conviction que je puis avoir au fond du cœur, des difficultés que rencontrerait certainement cet amour insensé ; que m’importent ces difficultés, si grandes qu’elles soient, peut-être parviendrai-je à les vaincre ! Non, Martial, ce qui me tue, c’est la certitude que j’ai de ne pas être aimé, de ne l’être jamais.

— Noël !

— S’il en eût été autrement, quand j’étais là à peine à quelques pas d’elle, brisé, fou de désespoir, serait-elle obstinément demeurée sourde à mes prières, à mes larmes ? Non, non, Martial, tout est fini, bien fini ! je le sens ! Voilà le mal qui me consume, frère. Maintenant, crois-tu toujours pouvoir y porter remède ?

— Oui, je le crois sincèrement, Noël, répondit le colonel d’une voix profonde. Emporté par la passion, tu raisonnes mal, tu es injuste et ingrat envers cette femme ; tu l’accuses de froideur, et peut-être, sans que tu le soupçonnes, t’a-t-elle donné les preuves les plus éclatantes de cet amour que tu méconnais.

— Que veux-tu dire ?

— Rien, frère ; si ce n’est que tu as oublié, dans le récit que tu m’as fait, de me dire une chose, une seule.

— Laquelle ?

— Me dire le nom de la femme que tu aimes et que tu accuses avec tant d’amertume, mon cher Noël.

— Oh ! non, mon frère, reprit-il en secouant tristement la tête, non je ne l’ai pas oublié ; mais ce nom ne sortira jamais de mes lèvres ; n’exige pas cela de moi ; ce nom, je ne le révélerai pas même à l’heure de ma mort.

— S’il en est ainsi, Noël, répondit froidement le colonel Martial Renaud en se levant, comme je ne veux pas te voir ainsi souffrir sans essayer cette guérison que tu prétends impossible, je te dirai ce nom, moi.

— Toi ! s’écria-t-il avec une surprise mêlée d’épouvante.

— Ou plutôt non, reprit-il avec un affectueux sourire, je te dirai seulement : retourne-toi et regarde.

Et, tout en parlant ainsi, le colonel Renaud appuya affectueusement les mains sur les épaules de son frère.