Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/867

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Le comte de Warrens obéit machinalement à l’impulsion qui lui était imprimée, et il se retourna, mais soudain il tressaillit.

Une jeune fille, dont le bonheur rendait la beauté plus éclatante, se tenait calme et souriante devant lui.

— Edmée ! s’écria-t-il avec délire, en tombant aux genoux de la jeune fille ; vous ! vous, ici ! ah ! c’est le ciel qui vous envoie ! Edmée !… Vous êtes mon bon ange !

— Ne vous l’avais-je pas dit, mon frère, Martial ? fit-elle doucement en se tournant vers le colonel dont les yeux étaient pleins de larmes ; ne vous l’avais-je pas dit que je serais son bon ange !

Ils demeurèrent quelques secondes ainsi en proie à une de ces émotions pleines de joie ineffables qui ne se peuvent décrire.

— Relevez-vous, Noël, ajouta-t-elle au bout d’un instant en lui fendant sa main mignonne, je vous aime et je suis votre fiancée devant Dieu ; vous ne pouviez venir à moi, je suis venue à vous ; maintenant nous ne nous quitterons plus, la mort seule nous séparera ; mais nous vivrons pour être heureux, n’est-ce pas, Noël ?

— Oh ! oui, s’écria-t-il avec feu, en couvrant sa main de baisers ardents, je veux vivre, Edmée, vivre pour vous ! Tu avais donc deviné mon amour, Martial ?

— Toi, n’est-ce pas moi, frère ? Oui, je savais tout.

— Et je l’avais malgré lui fait mon complice, mon cher Noël, reprit la jeune fille avec un ravissant sourire.

Ces trois nobles et généreux cœurs n’avaient et ne pouvaient point avoir de secrets l’un pour l’autre.

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Edmée de l’Estang continua à habiter la cabine où elle avait passé de si longues et si tristes heures et dans laquelle maintenant elle se sentait si heureuse.

L’équipage du brick L’Eclaireur, composé d’ailleurs d’hommes dévoués, en voyant le respect profond dont le comte et tous les officiers entouraient la jeune femme, en reconnaissant sa charité, ce qu’elle avait fait pour leur chef, car Jann Mareck maintenant qu’il pouvait parler, ne se gêna pas pour tout révéler à ses camarades, se prit à aimer la jeune fille comme aiment les marins, c’est-à-dire d’un amour tout à la fois profond, naïf et superstitieux.

Mlle de l’Estang était si pure, si chaste, si belle et si bonne, que ces hommes primitifs, mais si énergiquement trempés et si accessibles aux douces croyances, en arrivèrent bientôt à se figurer que sa présence au milieu d’eux leur portait bonheur.

Sur un regard, sur un signe de la jeune fille, ils auraient tout bravé.

Malheur à celui d’entre eux qui aurait osé se risquer devant elle à prononcer seulement un mot équivoque !

Le ciel sembla, lui aussi, se rendre complice de la superstition des marins, qui ne nommaient plus Edmée que leur ange gardien.

La traversée fut magnifique ; pendant un voyage aussi long, pas un seul