Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/874

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accidentée, aux choses extraordinaires pour laisser voir la surprise intérieure qu’il éprouvait ; il examina tout froidement, dissimula son étonnement et, comprenant aussitôt l’immense parti que, dans sa position, il pourrait tirer d’un tel état de choses, il se mit immédiatement à l’œuvre.

Le brick l’Éclaireur était à l’ancre, dans la baie, depuis déjà plus d’une semaine ; le comte de Warrens fit débarquer toutes les marchandises dont le navire était chargé, construisit tant bien que mal une hutte en troncs d’arbres, dans la rue Montgomery, et ouvrit immédiatement un magasin sous la triple raison sociale Harry Mortimer, la Cigale and C°.

Comme les marchandises que la nouvelle maison de commerce mettait en vente étaient toutes de première nécessité, malgré l’élévation fabuleuse des prix, le débit en fut facile, et le brick, sous le commandement de M. de San-Lucar, repartit et fit coup sur coup deux voyages à Valparaiso, voyages qui furent excessivement avantageux pour la nouvelle maison.

Au bout de deux mois à peine la nouvelle maison Harry Mortimer, la Cigale and C° était une des plus riches et des plus importantes de la ville de San-Francisco.

De plus, grâce aux nombreuses relations qu’il était parvenu à se créer, le comte de Warrens était devenu, en peu de temps, l’ami intime de l’alcade Georges Hyde et du gouverneur Mason.

Si bien que, lorsqu’on installa le premier conseil municipal de la ville de San-Francisco, il fut tout naturellement proposé comme candidat et élu conseiller.

En agissant ainsi, le comte, que ses collègues ne connaissaient que sous le nom ou pour mieux dire le pseudonyme de Master Key, — Passe-Partout, — avait un but facile à comprendre.

L’ambition n’entrait naturellement pour rien dans sa combinaison.

Il voulait seulement, dans l’attente des événements graves qui ne pouvaient manquer de surgir, se trouver en mesure de tenir tête avec avantage, le moment venu, aux adversaires, quels qu’ils fussent, contre lesquels il pressentait qu’il aurait à lutter peut-être avant peu.

Il résolut donc de fixer provisoirement du moins sa résidence à San-Francisco même et de laisser à son frère, le colonel Renaud, la complète direction du placer.

De temps en temps il faisait cependant des excursions dans l’intérieur, en apparence pour ravitailler ses travailleurs et escorter des convois aux mines, mais en réalité dans le but de découvrir ses ennemis, qu’il sentait près de lui, sans pourtant pouvoir réussir à les apercevoir et par conséquent à les démasquer.

Du reste, nous constaterons ici que le riche négociant et conseiller municipal de la ville de San-Francisco, Master Key, ne ressemblait en aucune façon au brillant comte de Warrens que nous connaissons.

Il s’était si habilement grimé, avait si parfaitement modifié ses allures et parlait si correctement l’anglo-américain, qu’il était impossible de ne pas le prendre du premier coup pour un Yankee pur sang, grossier, vaniteux, sûr de lui-même, adorant le dieu dollar, comme tous les dignes citoyens de ce