Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/875

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pays, appelés, dit-on, à régénérer la race humaine…, ce dont, entre parenthèses, Dieu nous garde !

Ses compagnons avaient suivi son exemple.

Habitués aux travestissements, ils avaient complètement réussi à se métamorphoser ; le brave la Cigale surtout était devenu un Kentuckien de la plus belle eau.

Brutal, rodomont, ivrogne et vantard en apparence du moins.

Tout le monde s’y trompait.

Il s’y trompait parfois lui-même tout le premier, le digne géant, et malgré lui il prenait son rôle au sérieux.

Les choses marchèrent ainsi, sans qu’il se passât rien de bien extraordinaire, jusqu’au jour enfin où le capitaine, qui était allé à Sonora prendre un nombreux convoi de bœufs, etc., etc., pour le conduire au placer, s’aperçut tout à coup, au moment du départ, qu’Edmée de l’Estang avait disparu.

Cette nouvelle causa une consternation générale dans la caravane.

Le départ fut aussitôt suspendu, et on se livra pendant deux jours entiers aux plus minutieuses recherches, mais sans résultat aucun ; on constata seulement que la jeune fille n’avait pas disparu seule.

Jann Mareck, affecté particulièrement au service de la jeune fille, ne se retrouva pas non plus, ce qui donna à supposer qu’il avait suivi sa maîtresse.

Cette coïncidence ne consola pas le comte de Warrens, bien loin de là, mais elle diminua son inquiétude.

Jann Mareck était un franc Breton, résolu, dévoué surtout, il en avait maintes fois donné la preuve ; la jeune fille ne se trouvait donc pas sans défenseur.

Cependant, le temps pressait ; de plus les vivres, et les munitions étaient sur le point de manquer au placer.

Bien contre son gré, le comte de Warrens fut contraint de donner enfin à ses hommes le signal du départ et il s’éloigna de Sonora, le cœur gros de tristesse et de soucis, se promettant dans son for intérieur de revenir en force aussitôt que cela lui serait possible.

Nous laisserons, quant à présent, la caravane continuer paisiblement sa route vers le placer et nous reviendrons à Sonora le jour même où le comte de Warrens en était parti, entre huit et neuf heures du soir.

Deux hommes, le nez dans leur manteau et le feutre de poil de vigogne aux larges ailes rabattu sur le front, suivaient la calle Mercaderes, en marchant à grands pas sur le milieu de la chaussée, et sans échanger une parole.

La rue était complètement déserte à cette heure avancée de la soirée ; seulement on apercevait à toutes les esquinas les pulquerias flamboyer comme des fournaises, et des sons aigres et criards, de vihuelas et de jarabés, accompagnés de rires et de chants discordants, venaient mourir comme une provocation joyeuse aux oreilles des promeneurs attardés.

Ces deux hommes étaient-ils bien des promeneurs ?

Les serenos, qu’ils croisaient parfois sur leur passage, leur lançaient à la dérobée des regards louches et semblaient plutôt les prendre pour des rateros ou filous en quête d’une proie que pour d’honnêtes et paisibles citoyens