Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/885

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui est un des côtés les plus saillants et les plus pittoresques du caractère méridional.

Une pensée saugrenue traversa tout à coup comme un éclair, le cerveau du Breton et donna subitement un autre cours à ses projets encore mal définis dans sa tête.

Le costume qu’il portait, et la façon dont il avait grimé son visage le rendaient complètement méconnaissable.

Marcos Praya sortait en ce moment de la boutique d’un pulquero, que les arrieros avaient fait lever, afin de se rafraîchir, et dans laquelle le digne majordome, vu son goût prononcé pour les liqueurs fortes, avait sans doute bu une ample rasade d’aguardiente de Pisco ou même de rhum, afin de conjurer le brouillard du matin, si malsain pour les poitrines délicates comme était la sienne.

Yann Mareck, qui ne perdait pas le métis de l’œil, l’ayant vu entrer directement dans la maison de la comtesse, devina ce qui allait se passer, et il pénétra à son tour dans la pulqueria : sa résolution était prise.

Plusieurs arrieros s’y trouvaient, groupés devant le comptoir ou assis à des tables : fumant, buvant, mangeant et causant.

Yann Mareck se fit servir une infusion de tamarin mêlée d’une goutte d’aguardiente blanche de Pisco, et avisant un arriero vêtu avec plus de soin et d’élégance que les autres et dont la mine futée et les yeux toujours en mouvement lui inspirèrent tout de suite une certaine confiance, il tordit une cigarette de paille de maïs.

Ensuite, s’approchant de cet arriero, il le salua et lui demanda poliment du feu.

En Californie, comme au Mexique et en général dans toutes les anciennes colonies espagnoles, il existe une espèce de franc-maçonnerie entre les fumeurs : d’abord le feu ne se refuse jamais, à n’importe qui ; ensuite une cigarette allumée établit instantanément une certaine liaison, ou, pour mieux dire, pose le premier jalon d’une connaissance qui, les circonstances aidant, peut rapidement devenir intime.

— Merci, caballero, dit le Breton en rendant la cigarette à laquelle il avait allumé la sienne.

— Il n’y a pas de quoi, répondit poliment l’autre en replaçant sa cigarette à ses lèvres, et avec une forte aspiration lâchant un énorme nuage de fumée par la bouche et par les narines.

— Je vous demande mille pardons, señor cabellero, mais je me suis aperçu, après être sorti de chez moi, en fouillant dans toutes mes poches que j’ai oublié mon mechero : je ne sais pas au juste en quel endroit, de sorte que depuis une heure j’étais enragé de fumer.

— Je comprends cela, répondit l’arriero d’un air de commisération, en aspirant de nouveau sa cigarette allumée, c’est terrible de ne pouvoir fumer quand on en a envie. Vous êtes sans doute du pays, señor ?

— Non, señor cabellero, je suis du pueblo de San-José, répondit effrontément le Breton à tout hasard.

— Seriez-vous du pueblo de San-José qui se trouve près de San-Francisco ?