Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/887

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— S’il n’y avait que moi encore, cela irait tout seul, hélas ! murmura-t-il tout en sirotant son infusion de tamarin, d’un air passablement mélancolique.

— Vous êtes deux ?

— Oui, malheureusement : j’ai mon jeune frère avec moi, un enfant presque, très frêle, très mignon et très délicat.

— Diable !

— C’est bien là ce qui me contrarie… Est-ce que vous connaissez San-José par hasard, vous, caballero ?

— Je le crois bien que je connais San-José, et depuis longtemps même ; c’est là que réside mon compadre Andrès Carnuto, le chasseur d’ours ; vous devez le connaître ? Et à chacun de mes voyages à San-Francisco, je ne manque jamais d’aller le voir.

— Bah !

— Ah ! par exemple, voilà qui est singulier ! Certainement je connais don Andrès Carnuto, répondit le Breton, qui jamais, depuis qu’il était en Amérique, n’en avait entendu parler ; mais alors, puisqu’il en est ainsi, vous faites donc quelquefois le trajet de Sonora à San-Francisco ?

— Depuis plus de dix ans je ne fais que celui-là, j’étais au service du capitaine Sutter, un Suisse ; vous savez, le propriétaire de la plantation de la Nouvelle-Helvétie, un bien digne homme tout de même, ce capitaine Sutter, quoiqu’il soit gringo — hérétique. — Je ne fais que celui-là ; aussi je connais la route sur le bout du doigt, allez, je vous le promets.

— Et aujourd’hui est-ce encore de ce côté-là que vous retournez ?

— Eh bien, pourquoi donc pas, puisque c’est mon trajet habituel ? Oui, señor, je retourne à San-Francisco, avec mes arrieros qui sont là. J’ai été loué, quelques jours, par un noble seigneur très généreux, qui m’a averti cette nuit de me tenir prêt à partir ce matin ; et me voici à mon poste prêt à me mettre en route.

— Vous êtes donc l’arriero mayor de la recua, señor ?

— Pour vous servir, caballero.

— Quel malheur que je ne puisse partir avec vous !

— Oui, ma foi ! c’est un malheur, pour vous et pour moi, señor, car vous avez l’air d’être un bon diable.

— Vous êtes bien honnête, caballero, fit-il avec un soupir. Puis il reprit au bout d’un instant : « Si nous prenions un verre de pulque ? »

— Je préfère l’aguardiente de Pisco : c’est une liqueur qui est bonne au corps. Le pulque est trop froid pour mon estomac.

— Va ! pour l’aguardiente de Pisco, alors ; nous trinquerons à notre rencontre.

Il appela le pulquero et fit servir.

Les deux hommes trinquèrent.

— À votre santé, señor…

— Don Benito Calaveras y Prusiano de la marquesita del Tronco Redondo, dit l’arriero mayor en saluant.

— Joli nom ! fit le Breton avec admiration, joli nom ! et qui promet, quoi qu’il soit peut-être un peu long.