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Nous reprendrons notre récit environ trois semaines après le départ de la comtesse de Casa-Real de Sonora.

La caravane était en marche depuis une vingtaine de jours.

La nuit tombait.

Le soleil, sans rayons et sans chaleur, apparaissait, comme une grosse boule d’un rouge ardent, au niveau des basses branches des arbres.

La fraîche brise du soir se levait ; les oiseaux, dont les chants avaient cessé depuis longtemps déjà, commençaient à chercher un refuge sous la feuillée.

La caravane émergeait péniblement d’un vaste chaparral dans lequel, depuis dix heures du matin, elle était engagée.

On ne saurait mieux comparer un chaparral qu’aux maquis de la Corse : ce sont de jeunes taillis et des ronciers qui ne s’élèvent guère plus haut que huit ou dix pieds au-dessus du sol, mais dont le fouillis et l’enchevêtrement sont presque inextricables.

Presque toujours on est contraint de s’ouvrir passage à coups de hache.

Le paysage était triste, morne et désolé.

De hautes montagnes pelées, aux cimes inaccessibles, affectant des formes bizarres, qui les faisaient ressembler à des constructions cyclopéennes, cerclaient l’horizon ; de loin en loin, quelques bouquets d’arbres rabougris, tordus et effeuillés, perçaient avec difficulté la couche de sable noirâtre qui formait le sol ; pas une goutte d’eau, pas un brin d’herbe.

Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, soit en avant, soit en arrière, on apercevait une ligne d’un blanc mat, large de six ou huit mètres au moins et formant les plus capricieux détours : ligne qui tranchait lugubrement comme un linceul sur la couleur noirâtre du sol environnant.

Cette ligne sinistre, à cause de sa blancheur même, était la route qui conduisait de Sonora à San-Francisco, ou, pour mieux dire, qui de San-Francisco conduisait aux placeres, à Sonora et à Monte-Rey.

Disons-le tout de suite, afin que le lecteur ne s’y trompe point, cette couche blanchâtre, épaisse de plus d’un mètre, répandue sur cette route, provenait des nombreux ossements d’hommes et d’animaux morts pendant leur long trajet à travers le désert.

Le vent, la pluie et le soleil avaient si bien émietté ces ossements qu’ils les avaient changés en une poussière impalpable, balayée par le plus léger souffle d’air.

Cette triste poussière humaine, semée comme à plaisir par la fatalité dans cette immense et lugubre vallée de Josaphat, saisissait à la gorge, aux yeux et aux narines, les voyageurs à demi suffoqués déjà par les exhalaisons de cet immonde charnier, qui renfermait, hélas ! tant d’espoirs déçus, de convoitises trompées ou de misères souffertes !

Au-dessus de cette plaine, un ciel implacable, immense plaque de cuivre dont aucun nuage ne ternissait la morne réverbération, plombait ce terrible ossuaire.

Pas un être vivant.

Partout la solitude et le silence.

Partout l’image du néant et de la mort dans toute sa sinistre horreur.