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soufflait en foudre, le tonnerre roulait avec des grondements sinistres ; de plus, la nuit était d’une obscurité telle qu’à quatre pas devant soi il était impossible de distinguer les moindres objets.

Le comte de Warrens marchait avec une difficulté extrême dans la terre détrempée, coupée d’ornières profondes et de flaques de boue ; car, à cette époque, le pavage des rues et leur éclairage étaient choses complètement inconnues dans la ville de San-Francisco.

Les maisons ou du moins les huttes misérables qui en tenaient lieu étaient sombres pour la plupart ; depuis le coucher du soleil, les habitants, renfermés chez eux sous triples verrous, dormaient ou essayaient de dormir.

Parfois, de loin en loin, le comte de Warrens passait devant la porte entr’ouverte d’un cabaret étincelant de lumière, d’où s’échappaient des chants, des cris, des rires ou les malédictions et les bruits d’une rixe.

Puis, à quelques pas plus loin, c’était une maison de jeu, morne, triste, silencieuse, aux portes hermétiquement fermées, mais dont les fenêtres brillaient dans la nuit sombre comme de sinistres et lugubres phares.

Sur son chemin, bien qu’il fût long, le comte croisa à peine trois ou quatre individus, drôles à la mine plus que suspecte, rôdeurs de nuit selon toutes probabilités quærentes quem devorent, mais que la démarche résolue et le regard étincelant de M. de Warrens engagèrent sans doute chaque fois, à se tenir prudemment à l’écart ; en effet, ils le laissèrent continuer sa route sans lui rien demander.

Le comte atteignit enfin Sydney-Coves.

Les difficultés de marche diminuèrent alors beaucoup pour lui.

Le quartier des brigands était, contrairement au reste de la ville, complètement illuminé ; il y faisait clair comme en plein jour.

Tous les cabarets de ce repaire hideux, tous les bar-rooms de bas étage, toutes les maisons de jeu ou autres, sans nom dans le langage des honnêtes gens, flamboyaient comme des bouches de l’enfer.

Les brigands étaient en liesse.

L’heure de l’orgie avait sonné pour eux, et les habitants de cette nouvelle cour des Miracles, en véritables oiseaux de nuit qu’ils étaient, s’en donnaient à cœur-joie.

Les chants, les rires, les cris, les hurlements, le bruit des vihuelas et des jarabés et des violons criards se croisaient dans l’air et se mêlaient avec les sanglots, les blasphèmes, les râles d’agonie et les coups de revolver, dont les lueurs traversaient et zébraient l’espace comme de sinistres éclairs.

À tous les coins de rue, dans chaque maison, pour ainsi dire, il y avait une dispute, une lutte ou un combat et souvent même les trois s’y trouvaient réunis, à la plus grande joie des hideux consommateurs, qui formaient en riant cercle autour des combattants.

Le sang, le vin, le whisky, la bière, le rhum, le pulque et le mescal coulaient à flots, et d’instant en instant le tumulte allait croissant.

Ce tumulte grondait comme les vagues de la mer en fureur et prenait rapidement les proportions gigantesques de l’orgie colossale et sans frein d’une population tout entière, abandonnée à ses féroces et sauvages instincts.