Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/94

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— N’est-ce pas ! répliqua le comte de Warrens d’un air innocent. Oh ! ce sont de rudes lames. Je les crois de taille à faire durer trois mois la même partie.

— Ah ! comte, je suis bien de votre avis.

— Vraiment ! vous m’en voyez heureux.

— Seulement…

— Voyez-vous, il y a un seulement.

— Seulement, ajouta le masque du même ton de sarcasme, je crois que cette partie-là dure depuis plus de trois mois.

— En vérité ?

— Oui, je crois que si l’un de ces messieurs consentait à se donner la peine de nous répondre…

— Mais c’est chose facile.

— Là est toute la question.

— Voilà qui se dit en anglais, répondit le comte en souriant. Vous manquez de révérence envers la patrie du grand William, monsieur le secrétaire.

— Mon cher comte, c’est affaire à vous. Il est impossible de garder son incognito dans vos salons.

Et l’employé supérieur ôta son loup.

— Sur mon honneur, ajouta-t-il, je viens de prendre une superbe leçon…

— D’échecs ? interrompit vivement de Warrens.

— D’échecs, précisément. Jusqu’à présent, il n’y avait que l’échec au roi, l’échec à la reine ; grâce à vous, comte, il y aura l’échec à la police.

— Ce dernier n’existera que dans votre mémoire, fit le comte en saluant gracieusement l’employé supérieur. Personne autre que vous n’en parlera jamais.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, monsieur, que vous êtes mon hôte, et que jamais un de mes hôtes, moi présent, ne sera tourné en ridicule. Vous devez être assez sûr, ajouta-t-il d’un air dégagé, des personnes qui vous accompagnent pour ne pas douter de mon assertion.

— Vous jouez comme un gentilhomme, monsieur le comte.

— On joue comme on peut, monsieur.

— Mais, vous-même, vous me faites l’effet d’un très beau joueur.

— Oh ! je ne suis pas de force à vous tenir tête, répondit-il avec intention, si vous êtes de la force de ces messieurs.

— Pure modestie de votre part. Si vous y mettiez de l’acharnement, vous les battriez.

— J’en doute.

— Êtes-vous là depuis le commencement de la lutte ?

— Non. je ne suis arrivé que quelques instants avant vous. Depuis combien de temps jouez-vous donc, messieurs ? demanda le comte de Warrens, mais cette fois il parla aux deux joueurs d’une voix qui réclamait une réponse.

Le docteur leva la tête et regarda la pendule :

— Il y a plus de deux heures et demie.