Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/95

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Tant que cela ?

— Ce n’est pas trop pour faire un match de trois parties.

— Et c’est pour vous livrer cette rude bataille que vous vous êtes renfermés ici depuis si longtemps… ?

— Le temps ne nous a point paru long.

— Seuls, comme deux hiboux, qui cherchent une proie à se partager ?

— Si encore vous nous compariez à deux loups, dit Martial en riant, vous pourriez ajouter que demain on ne retrouverait de nous que nos…

— Deux appendices caudaux, fit le docteur, qui poussa vigoureusement sa reine sur l’échiquier.

Un domestique parut, un plateau à la main.

— Ah ! voilà mon punch, s’écria Martial Renaud.

— Dites, notre punch, c’est moi qui l’ai demandé.

Et ils prirent chacun un verre de punch.

— Je croyais, grommela le docteur en ingurgitant son punch à petites gorgées, qu’on ne se donnerait plus la peine de nous l’apporter.

— Pourquoi cela ? demanda le comte.

— Dame ! voilà plus d’une bonne demi-heure que nous l’avons demandé.

— Baptiste, vous entendez le reproche du docteur ; que cette négligence ne se renouvelle plus, ou la seconde fois vous ne ferez plus partie de ma maison !

— Je ne dis pas cela pour faire de la peine à ce garçon, dit le docteur.

— Allez, Baptiste, continua le comte.

Le domestique s’inclina respectueusement et sortit.

La partie se termina enfin.

Martial Renaud venait de faire échec et mat le docteur Martel, qui sacrait de son mieux.

Ce fut le signal du départ.

Tous, masques et dominos, se levèrent et rentrèrent dans le jardin d’hiver.

Mais au moment où le comte de Warrens allait suivre ses invités, le secrétaire du préfet qui, seul, était demeuré immobile, s’avança vivement vers lui, passa son bras sous le sien, et, l’attirant amicalement dans l’embrasure d’une fenêtre.

— Monsieur de Warrens, lui dit-il d’une voix contenue, vous avez de cruels ennemis.

— Je le sais, monsieur, répondit nettement le comte.

— Vous le savez ?

— Oui, et depuis longtemps.

— Qui vous l’a dit ?

— Personne. Mais j’ai une grande fortune, mon arbre généalogique remonte à Robert le Fort ; je pourrais, si je voulais, occuper une haute position dans la diplomatie ; quand l’occasion s’en présente, je fais le bien. Voilà, vous en conviendrez, continua-t-il avec un sourire empreint de tristesse, voilà plus de motifs qu’il n’en faut pour exciter l’envie et pour m’attirer la haine de bien des gens.

— Même de ceux à qui vous avez rendu service ?