Page:Aimard - Par mer et par terre : le batard.djvu/254

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Livré à moi-même dès mon entrée dans le monde, oh ! ceci n’est pas un reproche, je vous le répète, mon père ; obligé pour vivre de faire tous les métiers, de fréquenter toutes les sociétés, même les plus basses et les plus mauvaises ; contraint à soutenir une lutte ingrate et incessante pour gagner le pain de chaque jour, que souvent je n’avais pas ; mêlé avec le peuple, dont je partageais les misères, les joies, les douleurs et les plaisirs ; m’accoutumant ainsi peu à peu, sans même m’en douter, à penser et à sentir comme lui ; n’ayant aucun lien qui me rattachât à la société, dans les bas-fonds de laquelle je me débattais misérablement, j’ai fini par devenir peuple, moi aussi ; à m’identifier comme pensée et comme aspiration à ceux qui m’entouraient, et à haïr ce qu’ils haïssent ; vivant en prolétaire, à devenir prolétaire moi-même. Cette noblesse, dont, à juste titre, vous êtes si fier, vous, mon père, moi je la répudie et je la déteste au fond de mon cœur ; je me révolte contre le joug qu’elle prétend nous imposer, à nous autres misérables ; je n’accepte pas les lois absurdes de cette société sénile et avilie qui proclame l’inégalité des rangs et fait gouverner les moutons par les loups. Noble, je ne le suis pas, je ne peux pas l’être. Une seule noblesse existe, et celle-là vient de Dieu, c’est la noblesse du cœur ; une inégalité, celle de l’intelligence. Les honneurs dont votre amour paternel me comble sont pour moi un supplice ; le monde dans lequel vous me lancez, une honte ! Jamais, je le sens, je ne pourrai y vivre ; tous mes instincts m’en éloignent, toutes mes aspirations s’y opposent. Si j’avais été élevé dans votre palais, sous