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le miracle des trois dames du village

la porte à une heure tardive de la nuit, elle découvrait, entré dans notre cour, ainsi qu’une nappe d’eau glauque étendue, le mystérieux clair de lune. Elles se demandèrent aussitôt ce qui leur avait fait pousser ce cri : or, il leur était si facile de parcourir le paysage étalé devant elles, qu’elles se trouvaient gênées, comme quelqu’un qui n’a plus besoin de sa lanterne pour sortir dans la nuit claire de lune. Tout poids sur le cœur était enlevé. Le monde était devenu semblable au paradis que les pauvres dames en visite s’étaient inventé.

Devant elles, coulait l’avenue qui mène au bourg. Le grand vent avait cessé d’y gémir et d’y secouer les arbres. On sentait qu’il était passé dans un autre paysage. Cependant les flocons de neige continuaient à voleter longtemps avant de se poser : ils voltigeaient autour de la tête des trois femmes comme une bande d’oiseaux curieux, qui eussent voulu becqueter leurs visages, ou comme des insectes du soir qu’attire la lumière des yeux.

« Allons voir au bourg ce qui s’est passé », dit l’une d’elles.

Au bout de l’avenue, il y avait, près de la route, un coude du ruisseau, où, d’ordinaire, à l’heure de la soupe, des gamins déguenillés glissaient : on entendait leurs cris pointus, à la tombée de la nuit, comme une sortie de l’école attardée. Cette fois, les femmes n’entendirent aucun bruit ; mais, au tournant, la rivière gelée s’élargissait comme un fleuve. Partout au loin, c’était l’hiver, mais l’hiver comme dans les tableaux des Quatre-Saisons qui décorent les chambres des jeunes filles – l’Hiver, où des patineurs blancs et noirs, avec de grands foulards qui ondulent au vent, glissent au crépuscule sur un fond de forêts roses.

« Hâtons-nous de monter au bourg, dirent-elles. Que doivent dire nos maris ? » Mais il n’y avait plus de maris, ce n’étaient plus que des fiancés. Le premier qu’elles rencontrèrent fut Monsieur Meillant. Il arrivait en voiture vers le bourg et elles se rangèrent sur l’accotement. Il fit : « Oh ! là » et la voiture s’arrêta au bord de la côte qui dominait le village, de telle sorte que les femmes et la voiture étaient dans l’ombre de la terre, et que, seuls, les naseaux du cheval semblaient tremper dans le ciel bleu du soir. Monsieur Meillant parla à sa jeune femme, comme si elle eût été seule, ainsi qu’aux jours d’autrefois : « Vous voilà bien tard sur la route, Mademoiselle, lui dit-il. Vous ne voulez pas monter dans ma voiture ? » Elle accepta, et ils s’en allèrent ainsi : lui, tenant les rênes, sa blouse gonflée de vent. Il ne faisait pas plus froid qu’au mois d’avril. Elle se rappelait son en-