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qu’il paye ; il ne l’est même pas par le prêteur, qui disparaît jusqu’à l’échéance. Il faudrait au prodigue un grand effort d’attention ; mais il s’en garde bien. On dit souvent que le prodigue se détourne de penser à ses comptes ; mais souvent il est plus rusé ; il les embrouille avec application ; et l’on sait que la vérité ne se montre jamais si l’on ne la cherche. Il reste une preuve bien émouvante, dans ce silence des autres, c’est le geste qui paie et qui prend. Mais aussi la chose acquise ne plaît pas longtemps ; un autre l’aura à vil prix.

Les émotions de l’emprunteur ressemblent, pour le reste, à celles de l’ambitieux humilié, et conduisent aux mêmes erreurs. Ce sont les mêmes terreurs d’antichambre, et la même adoration mêlée de crainte et d’envie ; d’où un vif désir encore de ressembler au vrai riche, et même de l’éclipser aux yeux des sots, en faisant les dépenses qu’il pourrait faire. Mais, comme il faut que ces dépenses soient publiques, l’emprunteur ne prête point. C’est assez parlé d’une espèce d’hommes facile à pénétrer, et assez commune, à qui il suffirait, pour se guérir, de savoir comme elle est méprisée ; aussi font-ils société entre eux.

CHAPITRE VII

DE LA MISANTHROPIE

Deux poltrons bien armés se rencontrèrent une nuit sur le pont d’Asnières. Il y eut du sang. Rien n’est plus aisé à expliquer ni plus utile à analyser que cette guerre privée ; elle fait voir comment les passions arrivent à