Page:Alain - Éléments de philosophie, 1941.djvu/343

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Car toutes ces paroles et ces visages, même dans le train ordinaire, nous façonnent autant que le vent, la pluie et le soleil font les nœuds du chêne. Je n’ai jamais pu parler avec un homme sans prendre son accent ; ce n’est que par les remarques des autres que je m’en suis aperçu. Ainsi chacun imite les sourires et les grimaces, les gestes et les petites actions. Voilà comment chacun est de son village, et souvent ne retrouve une certaine aisance que là. Comme un lit que l’on fait à sa forme. Et c’est bien autre chose que de l’aimer.

Je n’oublie point ces mouvements de panique ou de folle espérance, cette puissance de la rumeur et de la mer humaine que l’on subit partout où il y a des hommes, et encore mieux dans son propre pays, encore mieux à la porte de sa maison. Ce n’est qu’un fait d’animal, et le jugement n’y est pour rien. Mais par cette disposition prophétique des passions, qui croient toujours que les émotions annoncent quelque chose, il arrive que le jugement suit. La honte n’est que le combat entre ce jugement forcé et un autre. Et, quand je ne céderais pas à ces mouvements de foule, me voilà porté à une grande colère ; il faut toujours qu’ils me donnent leur folie, ou la folie qui les brave. J’étais pris ; me voilà emporté. Il n’y aurait donc de sociétés que de convulsionnaires ; et dans le fait toutes y arrivent, comme la guerre le fait voir. Voilà des passions redoublées et un autre corps. Comment vivre en Léviathan ?