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CHAPITRE XLVI

NE PAS DÉSESPÉRER

On en vient souvent, d’après des remarques accumulées, à désespérer de l’homme. De telles pensées, qui sont éloignées de la tempérance, équivalent par les effets à cette méchanceté sans remède qu’elles supposent. Car celui qui est ainsi disposé cesse réellement de vouloir la paix et la justice entre les hommes, parce qu’il ne sait plus espérer. Et j’ai observé que c’est souvent un détour de passions mauvaises, qui fait que l’on trouve une espèce de plaisir à annoncer toujours le pire. L’âge y est pour beaucoup, lorsqu’on ne sait pas en accepter sagement les effets. Finalement cette misanthropie sans retenue s’accorde avec le respect exigé par les puissances ; et cette pensée suffit à faire rougir un peu le misanthrope.

Pour moi, jugeant, il me semble, d’après les causes, qui sont toujours petites et d’un moment, je suis au contraire ramené à l’espérance par la vue des maux à leurs racines. Ce n’est pas parce qu’un homme est bien en colère, ou ivre, ou fanatique que je jugerai qu’il est méchant. Un enthousiasme est un vif mouvement qui fera des cadavres, mais qui fera de la justice aussi bien. Et la peur même, qui se relève en colère contre l’ennemi, reviendrait aussi bien contre le maître, ce qui donnerait assurément d’autres effets. La révolution allemande, si elle était venue en 1914, aurait délivré le monde par le massacre de quelques-uns ; il ne fallait pas dix mille morts pour rendre le grand massacre impossible. Une meilleure méthode conduisait à n’en pendre qu’une douzaine. Mais une défiance assez éveillée, une action mieux concertée, des jugements d’abord explicites, quelque confiance enfin de chaque homme en sa propre puissance, produiraient une révolution diffuse et continue, sans aucune violence. Il suffirait d’un mépris bien établi pour que les puissances retombent au rang de fonctions utiles. Au temps de Combes, les perturbateurs et provocateurs chez nous furent réduits à une entière