Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/145

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

CHAPITRE LXVI

DES FABLES DE LA FONTAINE

Un jeune héros, revenu aux affaires d’argent, me disait : « On ment maintenant sans pudeur ; la mauvaise foi est de forme, en quelque sorte. Est-ce encore un fruit de la guerre ? » — « De la guerre, lui dis-je, et du despotisme, car ils vont ensemble. »

Le fait est que chacun peut citer des exemples, pendant la guerre et ensuite, d’un esprit délibérément avili, et tourné aux seuls profits matériels, sans aucun scrupule, comme si l’humanité se partageait en deux espèces, l’une si grande, et l’autre si basse. Mais je crois que c’est le même homme.

Quand la vertu va au delà du vraisemblable, portée à la fois par une opinion frénétique, par des sanctions inflexibles, et par son propre entraînement, il faut attendre quelque discours de Sancho à lui-même, quelque retour au plus solide, enfin une franchise bornée qui transforme la vertu en hypocrisie ; car la vertu à ce point est trop lourde, fatigante, chancelante, toujours en risque de tomber de haut. On veut témoigner à soi-même que l’on n’est pas si fou. En tout temps l’Épopée appelle son contraire, la Fable, où l’animal fait ses aveux et prend ses résolutions, contre des flatteries trop cher payées. J’ai saisi, surtout dans la jeunesse, ce mouvement de refus intérieur, et ce jugement sec de l’escompteur, qui se dit : « Heureux les pauvres, à qui on ne demande rien. » L’or s’est caché. L’or de l’âme s’est caché aussi. Plus d’un s’est dit, comme ce sous-officier, brave, dévoué, infatigable, et que j’ai entendu : « Bon pour cette guerre-ci ; mais ils ne m’y reprendront pas. » Comment autrement ? Le bon peuple s’est trop fié à de purs littérateurs, qui ne risquaient rien. De tout croire à ne rien croire, il n’y a qu’un saut, et quelques fils barbelés.

Je m’étonne que l’Académie, qui est notre Louis Quatorzième, et qui ne regarde pas plus à cent mille fantassins qu’à un cheval mort,