Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/158

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moment d’y contredire ; prenez garde ; vous aurez contre vous ensemble le lâche, le prudent, le naïf, le paresseux et le timide ; et tout cela ensemble fait une espèce de troupe fort brutale. Brutale pourquoi ? Surtout par un secret remords, résultant de cette idée importune que vous réveillez, et qu’il ne veut réveiller à aucun prix : « Il se peut que ce que je crie là soit parfaitement faux, et même absurde ; mais je ne veux, je ne puis, je n’ose en convenir ; j’en ai trop dit déjà, et trop fait ; il est trop tard. » Voilà pourquoi Léviathan écrase ceux qu’il n’entraîne pas ; et pour mon compte, devant cette force de Nature, semblable au cyclone et au volcan, je cède et j’agis comme les autres. Il n’y a point de honte si l’on cède à la force.

Il y a honte pourtant, si l’esprit cède. Il y a cette partie pensante en chacun, qui, dès qu’on l’interroge, revendique contre la force, contre le nombre, contre les supplices, contre les prisons. Celle-là veut être solitaire et libre, devant le volcan, et dans la foule même ; toujours mesurant, pesant, jugeant ; nullement jugée, sinon par quelque juge libre et solitaire aussi ; les uns et les autres sans armes. Et cette élévation en solitude est justement la seule chose humaine que l’homme salue, tant qu’il n’est pas ivre.