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CHAPITRE II

LA GUERRE NUE

L’homme est flexible et gouvernable dans ses passions et ne s’en doute point. Tous nos maux humains sont en raccourci dans ces querelles de régiment à régiment, où c’est en vérité la veste bleue qui insulte, provoque, rosse et finalement hait la veste noire. Un hasard d’écritures pouvait jeter le même homme dans l’autre camp. Comment les choses se passent, en ces étranges guerres, chacun le devine sans peine. Une première bataille, dont les causes n’importent guère ; des vaincus, qui se croient méprisés ; des vainqueurs qui se savent menacés. Ces opinions sont dans les regards, d’abord supposées, et aussitôt vraies. Les passions ont cela de redoutable qu’elles sont toujours justifiées par les faits ; si je crois que j’ai un ennemi, et si l’ennemi supposé le sait, nous voilà ennemis. Et le naïf, en racontant ces guerres folles et ces imaginations vérifiées, dira toujours : « N’avais-je pas raison de le haïr ? »

Le plus étonnant c’est que cette haine, surtout collective, est aimée ; toute mauvaise humeur, toute colère, toute tristesse trouve là ses raisons, et aussi ses remèdes. Par un effet contraire, les alliés sont déchargés des aigreurs quotidiennes, parce que l’ennemi répond de toutes. Ainsi chacun aime bien, par cette haine mise en système. On voit que de telles guerres n’ont d’autres causes qu’elles-mêmes, et qu’ainsi elles iraient toujours s’aggravant si quelqu’un avait intérêt à les faire durer ; heureusement cela n’est point.

Les querelles de race n’ont point de causes plus sérieuses, mais durent souvent plus, parce que le teint, la forme des traits et le langage tiennent mieux à l’homme qu’une veste bleue ou noire. Observez qu’alors, par le même jeu des passions, la forme du nez et la couleur des cheveux sont comme des injures que l’on se jette aux yeux sans y