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CHAPITRE LXXXVIII

DIRE NON

Dire non, ce n’est point facile. Il est plus facile de punir les pouvoirs par la violence ; mais c’est encore guerre ; chacun l’aperçoit aussitôt ; ainsi la gueule du monstre est ouverte partout, d’où vient cette résignation passive. Mais l’Esprit mène une autre guerre.

Une grève est déjà puissante ; la grève de l’esprit est souveraine si tout le monde s’y met ; mais si vous attendez les autres, personne ne s’y mettra ; commencez donc. Guerre à vos passions guerrières, si enivrantes dans le spectacle et la parade, dans la victoire surtout. À toutes ces ivresses, dire non.

Chacun cherche sa liberté, mais mal, voulant violence contre violence, et tombant aussitôt dans un autre esclavage. Laissez le corps obéir, cela n’ira pas loin. Ceux qui préparent la guerre le savent bien ; c’est votre esprit qu’ils veulent ; j’entends ces jugements confus que l’imitation soutient, que le spectacle et l’éloquence ravivent. Ne buvez point ce vin-là. Nul ne peut vous forcer ; l’enthousiasme ne peut être obligatoire. En ces temps où j’écris, la fête de la Victoire est proche ; je m’étonne d’avoir entendu beaucoup d’hommes et de femmes qui, d’ordinaire, n’osent pas beaucoup, dire froidement : « Nous n’irons point là. » Une autre disait, entendant des clairons : « Cela serre le cœur. » Il n’y a point de loi qui puisse ordonner que vous soyez hors de vous-même.

Ainsi, devant toute déclamation guerrière, le silence ; et si c’est un vieillard qui se réchauffe à imaginer le massacre des jeunes, un froid mépris. Devant la cérémonie guerrière, s’en aller. Si l’on est tenu de rester, penser aux morts, compter les morts. Penser aux aveugles de guerre, cela rafraîchit les passions. Et pour ceux qui portent un deuil, au lieu de s’enivrer et de s’étourdir de gloire, avoir le courage d’être malheureux.