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Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/19

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CHAPITRE III

DU BEAU

Nul n’est à l’abri de cet enthousiasme prodigieux qui fait que l’on veut marcher sans savoir jusqu’où, à la suite d’une troupe bien disciplinée et résolue. Ces effets sont bien connus, mais communément attribués au prestige de la Patrie, naturellement présente ici à l’esprit de tous. Ce n’est pas le seul cas où le Dieu naît de l’enthousiasme ; et je crois que ce sentiment est proprement esthétique, j’entends qu’il n’est ni fortifié ni même modifié par les pâles idées qui l’accompagnent, concernant le devoir et le sacrifice ; tout au contraire, ces idées en sont illuminées et réchauffées ; en sorte que l’objet réel du culte, c’est bien l’action même, commune, réglée, rythmée, enfin perçue et sentie par toute la surface de notre corps.

Tout est parfait en cette danse ; l’ordre y est sensible ; la musique y est exactement adaptée ; la volonté de tous est perçue par chacun. Volonté de quoi ? D’agir en commun, sans rien d’autre ; et cela suffit pour que le bonheur de société soit éprouvé sans mesure, balayant tous les médiocres soucis, tout sentiment de faiblesse, toute crainte. L’homme se sent et se perçoit avec les autres, invincible et immortel. Ce tambour le fait dieu.

Je renonce à définir le beau. Du moins ce défilé militaire en donne un exemple incomparable. Le sentiment de bonheur ne dépend point du tout de quelque idée sur les fins poursuivies ; l’opinion de chacun n’importe guère ; soyez instruit ou ignorant, cela n’y changera rien ; il faut ici penser et agir dans le bonheur le plus enivrant. Les petites raisons ne servent qu’à vous amener là, si vous êtes libre de vos mouvements. Pour le soldat, il y est conduit par force ; mais il l’oublie aussitôt. Cette parade n’a nullement besoin de raisons ; elle se suffit à elle-même ; elle s’affirme glorieusement. Il n’y a qu’un remède contre cette admiration totale, c’est d’être ailleurs. Et encore est-il qu’en