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CHAPITRE XXXVII

DES CONVENANCES

J’avoue que ce bourgeois si poli m’effraye. Quoique mon enfance soit bien loin de moi, néanmoins il écoute mon discours sur la guerre comme un discours d’enfant, me détournant et me criant « casse-cou » lorsque je prends un trop mauvais chemin, mauvais à son gré ; ou bien redressant ce que je dis, pour le ramener, quand c’est possible, à ce qui se dit. Vous jureriez d’un professeur de danse ou de bonne tenue, qui s’attend, par métier, aux erreurs de l’élève, et qui les marque avec la tranquillité professionnelle et une nuance d’ennui. Peut-être ai-je visé trop haut en supposant des idées dans cette tête-là. Au mieux je n’y dois peut-être supposer que des variations sur des thèmes admis et indiscutables ; c’est dans les limites de cet art d’agrément que se meut le bel esprit ; et le bourgeois cultivé n’est peut-être jamais rien de plus.

Je n’avais pas assez estimé cette forte éducation que l’ouvrier reçoit de la chose ; bon sens court, qui nie beaucoup et sans doute trop, mais qui affirme bien. En revanche j’estimais trop haut cet art des variations, auquel j’ai été formé par de longues études, mais que je veux cette fois dépasser. Ce sujet-ci est fort pressant ; s’il est hérissé de difficultés, c’est un petit mal ; mais si je me trompe, c’est un grand mal ; c’est le plus grand mal que, par mon état et mon caractère, je puisse faire maintenant. C’est pourquoi je crains de toutes les manières l’assurance pleine de bonhomie de ce personnage bourgeois qui me dit avec l’accent de l’amitié : « N’allez point par là. » Patiente, douce, persuasive contrainte. Ce genre d’homme, surtout en cercle, agit souvent par un silence triste, comme s’ils disaient en eux-mêmes : « Voilà un soldat mécontent ; et cela n’est pas miracle ; tous les soldats sont mécontents. Mais enfin la guerre est finie, et le voilà libre. Cet accès d’humeur est bien long à passer. »