Aller au contenu

Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/195

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
L’OMBRAGEUX ESPRIT

qu’elle veut gagner, et gagner en cette vie ; gagner, c’est-à-dire empêcher que les fous gouvernent. Quand on comprend les avantages d’un esprit buté, qui ne doute jamais, qui va comme un projectile, on ne dira pas que l’ambition de servir la pensée libre soit une petite ambition. Si donc je tends toutes mes forces en cette direction, cela ne m’empêche pas de voir les obstacles, les esprits raidis par la peur ou par la surprise, quelques-uns, peut-être, incurables, tous voulant des précautions, des travaux d’approche, des signes d’amitié ; c’est ainsi qu’on parle aux chevaux avant de les toucher. Il s’agit d’hommes, dira-t-on, à qui je dois respect, franchise, vérité. Bon, mais c’est justement parce que j’espère beaucoup d’eux que je dois d’abord être prudent et clément, de façon à ne pas les irriter. Le penseur irrité, c’est presque tout le mal.

Un des préjugés les plus forts que je remarque en ce temps-ci, et qui vient des martyrs et persécutés, c’est de considérer comme un devoir de jeter ses dernières et ses plus chères pensées comme on jette les dés, c’est-à-dire loyalement en échange des pensées d’un policier, d’un ivrogne, d’un aboyeur, d’un pédant. C’est un jeu de dupes. À quoi pouvait croire un Platon, un Socrate, c’est ce qu’on n’a jamais su, si ce n’est qu’ils comptaient absolument sur la liberté de penser et sur la raison commune, et c’est ce que l’on sent dans leurs discours. Mais, pour le reste, Socrate examinait tout, jamais ne forçait, et jamais ne se laissait forcer. Aussi les jeunes lui disaient : « Socrate, tu as certainement une autre idée que tu

— 191 —