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LA VRAIE ATTENTION

aux frontières du corps. Pour ces êtres qui sont entièrement occupés à ne pas mourir, l’objet se perd dans le saisissement ; le monde n’est que danger ou proie. Le point d’intérêt est tout, et ainsi n’est plus rien. Ce qui fait qu’un paysage est vu, c’est un état de loisir et de liberté, une attention déliée et je dirais presque distraite, qui se joue autour d’un centre. Cet heureux état n’est point animal ; il suppose le sentiment du règne humain sur les bêtes et les choses, de la garde humaine présente par des signes innombrables, enfin de l’ordre humain présent, non point pesant, mais diffus et comme répandu. Solitude en société, c’est le moment de la pensée.

L’alarme n’est pas le moment de penser. Il faut agir alors, et la pensée coule au bout des doigts ; mais si l’on ne peut agir, on reste rivé à soi, sans la moindre espérance d’une idée. Or, parce que notre première attention est comme un sursaut animal, la perspective de penser ne plaît guère. Aussi est-il difficile d’intéresser sans alarmer, et de demander jugement sans irriter. Il y faut la précaution, la cérémonie, la politesse. Je dis à l’égard des hommes les plus savants et les plus subtils. Si vous les prenez de court, vous trouverez l’humeur, non la pensée. Un mot non prévu produit le même effet qu’une attaque au corps ; l’homme passe comme une revue de ses frontières et ferme toutes ses portes. Il faut être extrêmement poli avec les rois. Si vous cherchez un penseur, c’est un roi que vous cherchez. Saluez de loin et n’approchez qu’avec permission. Soyez poli.

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