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IX

FAIRE DORMIR SES PENSÉES

Avant de dormir soi-même, il faut faire dormir ses pensées. Mais cela ne va pas bien, car vouloir endormir une pensée, c’est penser ; et penser c’est s’éveiller. Toute pensée nous met en alerte ; et cela est naturel dans un univers qui n’a rien promis. En toute situation, l’homme qui veille fait promptement le compte de ce qui peut servir et de ce qui peut nuire, sans se bercer d’illusions, comme on dit si bien. Et, au contraire, ce qui nous endort c’est une illusion agréable, d’après laquelle tout est pour le mieux et rien ne mérite attention. Remarquez que cette manière de voir est songe déjà. On dit : « Vous rêvez », à un homme qui n’a point fait une revue exacte, et en quelque sorte militaire, de ce qu’il a et de ce qui lui manque. Il faut donc rêver avant de dormir ; et la plupart des rêves sont vraisemblablement avant le sommeil.

Il faudrait donc mentir à soi dès qu’on se dispose à dormir. Mais, quand on est assiégé de pensées mordantes, on ne veut point se mentir à soi-même. On veut examiner, en vue de se rassurer. On veut résoudre, on veut conclure. Or un homme qui est dans la nuit et les yeux clos, et les membres immobiles, est en très mauvaise situation pour résoudre

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