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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/56

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

atroce et qui revient souvent peut réduire un homme au désespoir. Mais Descartes nous conte que, par sa précaution de considérer toujours les événements du meilleur côté, il était arrivé à n’avoir plus que des rêves raisonnables. Et le fait est qu’il est déjà bien précieux, dans les relations de société, de supposer une bonne intention à la place d’une mauvaise ; on le peut toujours. Et cela revient à dire que nous ne devons point laisser nos pensées s’emparer de nous. Un de nos bons latinistes, plein de jugement devant Cicéron ou Tacite, en était venu à ne plus penser que microbes, ce qui le fit mourir par une conséquence indirecte ; car il n’était tranquille que sur les plus hauts glaciers, où il périt. Cette histoire, qui est assez dans le goût des anciens fabulistes, prouve qu’il ne faut pas regarder à une seule chose, mais plutôt, comme Descartes le répète, ne jamais sentir la tyrannie d’une pensée sans aussitôt développer la pensée directement contraire à celle-là. Comme, par exemple, si nous pensons à notre ennemi, il faut faire très attention aux vertus qu’il pourrait avoir ; car cette pensée n’ira pas de soi. Qui essaiera de cette sagesse, il sera étonné des effets. Que mon lecteur veuille seulement faire cette expérience une fois par jour, pendant qu’il se lave le visage, car cela excite à penser ; il se lavera l’esprit aussi.

C’est dire que la pensée d’un régime, par elle-même raisonnable, ne doit pourtant pas envahir l’esprit ni l’occuper tout. Et je conseille de suivre aussi l’idée contraire, d’après laquelle les aliments

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