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LES PROPOS D’ALAIN

l’instruction, le goût, la politesse, la moralité. Mais c’est trop de choses pour un mot. Un maître que j’aimais bien nous citait volontiers cette définition : « La marine est la science des responsabilités acceptées et satisfaites. » Mais la marine est précisément autre chose, et vaguement cela. La culture est aussi tout ce qu’il y a de bon ; mais à partir de quelle idée ? Je le perçois assez bien pour mon usage ; mais par préjugé ; et cela même me jette au centre de la question. Le préjugé est le corps même de la culture. Balzac a écrit quelque chose de lumineux : « Il n’y a point de grand écrivain sans un parti pris. » Le sien était de rester monarchiste et catholique, et cela n’allait pas tout seul. Voilà un trait de la culture ; ce qui va tout seul n’est pas culture.

L’astronomie, cela va tout seul si l’on se propose de la savoir ; il ne faut que suivre l’ordre des notions, à partir des quatre règles et de la géométrie d’Euclide ; ce sont des outils, ou, encore mieux, des machines-outils pour vous découper une astronomie bien propre, avec les lois de Kepler, la gravitation de Newton, les X et Y de Lagrange, les grandes hypothèses, enfin tout ce qu’un polytechnicien écrit sur une des pages de son esprit. Cela va tout seul, et c’est étranger à la culture. L’homme cultivé n’aime point ce répertoire, qui n’est pas à lui ; s’il l’a dévoré, il le rejette. Une des forces de l’homme cultivé, c’est qu’il oublie parfaitement ; il se nettoie, il se baigne, il se décrotte. Il y a du cynisme dans tout homme cultivé ; du cynisme et de la résistance. Il ne veut point penser à tour de bras. Il marche, il voit courir la lune dans les feuillages encore légers ; voilà son livre d’astronomie ; et si vous commencez par lui dire qu’il faut se délivrer des apparences, et prendre un poste d’observation dans le soleil, il n’écoute seulement pas. Le pédant y perd son algèbre, comme autrefois il perdait son latin.

Si vous voulez définir la culture, définissez le pédant. Les modèles ne manquent pas. Il y a un pédant pour chaque science, pour chaque version latine, pour tout art, pour tout métier. Et le pédant c’est celui qui a appris et qui sait. C’est l’homme qui me dit, quand il me trouve avec des poulies et des ficelles : « Que cherchez-vous dans la mécanique ? Les notions sont maintenant purifiées et nettoyées, sans aucune ambiguïté. Instruisez-vous au lieu de faire l’enfant. » Mais je retourne à mes poulies ; je veux que le grincement soit dans ma notion. Bref, il y a deux hommes dans le pédant ; un homme qui conduit des discours sans erreur et sans passion, et puis un sauvage qui tire sur la corde.