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LES PROPOS D’ALAIN

Me voilà arrivé, par ce sentier, à l’art d’écrire, qui dépend des mêmes choses. Car une phrase bien claire ne vaut rien. Il a été écrit des millions de dissertations bien faites et qui ennuient. Je veux des mots qui labourent profondément. Là se trouve toute la puissance des anciens. Tacite est mon frère ; Montaigne de même ; leurs idées sont chargées de passion et de terre ; me voilà, quand je les lis, affairé comme une poule qui suit la charrue. Dans la Henriade ou dans Zaïre, Voltaire ratisse, et m’ennuie ; mais, dans Candide, il laboure aussi. Des idées nouées aux plaisirs, aux peines, aux passions, aux actions, voilà la culture. Des abrégés, voilà le pédant. L’idée vivante ne va pas loin, ni vite ; mais elle traîne tout l’homme.


XCIII

Platon a dit des choses merveilleuses sur le gouvernement de soi-même, montrant que ce gouvernement intérieur doit être aristocratique, c’est-à-dire par ce qu’il y a de meilleur, sur ce qu’il y a de pire. Par le meilleur il entend ce qui en chacun de nous sait et comprend. Le peuple, en nous-mêmes, ce sont les colères, les désirs et les besoins. Je voudrais qu’on lise « la République » de Platon, non pas pour en parler, c’est-à-dire pour y retrouver ce qu’on en dit communément, mais pour apprendre l’art de se gouverner soi-même, et d’établir la justice à l’intérieur de soi.

Son idée principale, c’est que, dès qu’un homme se gouverne bien lui-même, il se trouve bon et utile aux autres sans avoir seulement à y penser. C’est l’idée de toute morale ; le reste n’est que police de Barbares. Quand vous avez rendu les hommes pacifiques et secourables les uns aux autres, seulement par peur, vous établissez bien, il est vrai, une espèce d’ordre dans l’état ; mais en chacun d’eux, ce n’est qu’anarchie ; un tyran s’installe à la place d’un autre ; la peur tient la convoitise en prison. Tous les maux fermentent au dedans ; l’ordre extérieur est instable. Vienne l’émeute, la guerre, ou le tremblement de terre, de même que les prisons vomissent alors les condamnés, ainsi, en chacun de nous, les prisons sont ouvertes et les monstrueux désirs s’emparent de la citadelle.

C’est pourquoi je juge médiocres, pour ne pas dire plus, ces leçons